Le paradis n’est pas tout dans mes yeux

L’Introduction à La Divine Comédie de Carlo Ossola est un livre qui apporte à la lecture de Dante en France un autre regard (la version italienne a été publiée en 2012 à la suite de la Lectura Dantis que Carlo Ossola avait professée de 2009 à 2012 au Collège de France en tant que titulaire de la chaire de « Littératures modernes de l’Europe néolatine »).
Carlo Ossola
L’Introduction à La Divine Comédie
L’Introduction à La Divine Comédie de Carlo Ossola est un livre qui apporte à la lecture de Dante en France un autre regard (la version italienne a été publiée en 2012 à la suite de la Lectura Dantis que Carlo Ossola avait professée de 2009 à 2012 au Collège de France en tant que titulaire de la chaire de « Littératures modernes de l’Europe néolatine »).

Jacqueline Risset, par sa traduction et par les essais qu’elle a consacrés à l’auteur de La Divine Comédie, a contribué à « dépoussiérer » Dante, à le replacer en avant de nous, en avant d’Ezra Pound et de T. S. Eliot, de Joyce, Beckett, Mandelstam ou Borges, de Pasolini ou de Primo Levi, qui furent au XXe siècle de grands lecteurs de Dante. Un élan que partage Carlo Ossola en affirmant que les écrivains sont ceux qui ont le mieux interprété et le mieux compris Dante. Déplorant un déclin des études dantesques dans les universités italiennes, il reconnaît même aux lectures spectaculaires que Roberto Benigni a faites de La Divine Comédie une valeur programmatique : « En un soir d’avril, lorsque Benigni, en des mots qui portaient la marque de la profondeur et de l’éternité, commença par dire : “Ce soir, pour comprendre Dante, nous devons croire en ce qu’il a cru”, je me suis dit : voilà ce qu’enseigner veut dire, voilà ce qu’est la poésie. » Un geste salutaire qu’il faut en même temps saluer. Carlo Ossola se place donc sous le signe des écrivains ou plus exactement des « poètes », « a lume spento », « toutes lumières éteintes » (Purgatoire, III, 132) : en premier lieu Yves Bonnefoy, à qui il dédie son Introduction, Mario Luzi ou Giovanni Giudici, mais aussi Borges ou Pound (l’Esprit des littératures romanes) et plus encore Ossip Mandelstam. À Pound, par exemple, il emprunte le terme « everyman » pour justifier l’universalité du poème de Dante, qui engage tout homme, chacun d’entre nous. 

Pourtant, en lisant Carlo Ossola, nous pouvons éprouver une sorte de vertige qui est dû à sa débordante érudition. Toute la bibliothèque semble se mettre à tourner, à se dilater. « Dilatasti : c’est ainsi que doit être pensée la totalité du chemin du viator », écrit-il à propos de Dante. Il n’y a pas que des écrivains qui accompagnent par conséquent Carlo Ossola, de l’Itinéraire de l’esprit vers Dieu de saint Bonaventure à la « dantologia » (la science de Dante) qui continue en Italie d’explorer l’œuvre infinie du « père de la langue italienne ». Citant un auteur « célèbre » du VIIIe siècle, Beatus de Liébana, Carlo Ossola établit une comparaison entre le corps de la lettre et le corps d’un homme (« littera est sicut corpus hominis ») et nous avons en effet l’impression que son corps (le corps-lecteur de Carlo Ossola) ne fait plus qu’un avec le corps de Dante, la lettre du texte de Dante et des livres qui composent sa bibliothèque borgésienne : « Un système extraordinaire finit par se dessiner dans lequel non seulement le corps de la lettre est le corps d’un homme, mais chaque individu et chaque communauté singulière deviennent un volumen, et ces volumina donnent naissance à une église, qui est elle-même une bibliotheca. » 

Si Carlo Ossola s’applique à suivre la diachronie des trois cantiques de La Divine Comédie, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, comme il l’avait fait lors de sa Lectura Dantis au Collège de France, ici, il bifurque constamment, perd « la diritta via » (la voie droite), se perd dans la « forêt obscure » des multiples strates de l’écriture de Dante. De plus, il ne s’attarde pas à l’Enfer, comme de coutume, requis davantage par « l’itinéraire de l’esprit » qui mène Dante du Purgatoire au Paradis. 

La réussite d’un essai repose sur sa capacité à changer les points de vue. Tel est le cas du livre de Carlo Ossola. Deux propositions, en particulier, éclairent d’une lumière nouvelle notre lecture de La Divine Comédie. La première est philologique et concerne le « nom de Dante ». Habituellement, on admet que Dante ne soit nommé, ne se nomme qu’une seule fois dans son poème, quand Béatrice l’interpelle au chant XXX du Purgatoire (v. 55) : « Dante, parce que Virgile s’en va, / ne pleure pas… » Or, Carlo Ossola, s’appuyant sur d’anciens manuscrits et sur des commentaires de Boccace datant de la seconde moitié du XIVe siècle, déroge à cette « règle » en affirmant qu’Adam interpelle également Dante par son nom au chant XXVI du Paradis (v. 104) : « Sans être proféré, Dante, ton désir m’est plus clair / qu’à toi la chose qui t’est la plus certaine. » Bien que nous entrions là dans des considérations de « spécialistes », cette remarque permet de tracer des lignes interprétatives qui traduisent ou trahissent les partis pris de Carlo Ossola. Béatrice nomme Dante au sommet du Purgatoire, dans un Paradis terrestre déserté, pour lui rappeler notre « Chute » dans la condition humaine et infernale du monde, pour lui rappeler qui il a été et que c’est elle qui a organisé son salut avec l’aide de la Vierge Marie au chant II de l’Enfer (nous devons croire en ce qu’a cru Dante…). Adam, lui, l’Adam qui a été exclu du Paradis terrestre avec Ève, celui qui a nommé la « création », nomme Dante tout autrement ; il le nomme dans un Paradis céleste, un Paradis retrouvé après la Chute, le Paradis de Dante, celui qui intéresse au plus haut point Carlo Ossola et dans lequel il introduit son lecteur…   

Aussi la seconde proposition est-elle en étroite corrélation avec la première. Le voyage de Dante dans l’au-delà n’est pas que littéraire, il est un pèlerinage qui a pour fonction de « racheter » l’humanité. Plus Dante, le personnage everyman de La Divine Comédie progresse dans les sphères du Paradis, plus il redevient enfant, le « petit enfant » de la parole évangélique. « Si vous ne devenez pas comme les petits enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux » (Matthieu, 18, 2-3). Carlo Ossola, à partir de cette proposition, développe toute une réflexion sur l’iconographie de l’Enfant Jésus tétant la Vierge Marie pour conclure que si Bernard de Clairvaux, le théologien de la « mariologie », guide Dante dans les trois derniers chants du Paradis, ce n’est pas pour le conduire vers Béatrice, mais plutôt « vers Marie », dans le nom de Marie. Béatrice, qui disparaît à la fin de la divine dramaturgie de la Comédie, l’avait déjà averti au chant XVIII du Paradis en lui disant que le paradis n’est pas tout dans ses yeux (v. 21). Dante, toutefois, avec cette métaphore de l’allaitement, crée une image tout autant sacrée que profane ; il humanise le divin comme les peintres de la Renaissance italienne ; en redevenant un « petit enfant », « un fante che bagni ancor la lingua a la mammella », « un enfant qui baigne encore la langue au sein » (Paradis, XXXIII, 108), sa langue devient maternelle, italienne ; il « trouve une langue », la langue de toute l’Italie.

Jean-Pierre Ferrini