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Pascal Quignard : Un art du temps

Article publié dans le n°1244 (05 mai 2022) de Quinzaines

Si, contrairement à la peinture par exemple, le roman est un art du temps, il faut bien admettre que Pascal Quignard, aujourd’hui âgé de 73 ans, nous livre avec L’Amour la Mer, récit baroque dont l’inactualité ostentatoire n’a d’égale que la profonde pertinence pour évoquer notre époque troublée, un ouvrage étonnamment moderne.
Pascal Quignard
L’amour la mer
Si, contrairement à la peinture par exemple, le roman est un art du temps, il faut bien admettre que Pascal Quignard, aujourd’hui âgé de 73 ans, nous livre avec L’Amour la Mer, récit baroque dont l’inactualité ostentatoire n’a d’égale que la profonde pertinence pour évoquer notre époque troublée, un ouvrage étonnamment moderne.

À première vue, L’Amour la Mer, qui doit son titre au sonnet bien connu de Pierre de Marbeuf (1596-1645), est une plongée profonde dans l’âge baroque. Y surgit dès qu’on l’ouvre tout un monde troublé, ravagé par « des désespoirs, des épidémies, des frondes, des tumultes, des guerres, la faim ». Gageons que le lecteur sera d’abord sensible aux formidables personnages que Pascal Quignard réussit à faire vivre ou revivre. Parmi eux, certains sont attestés par l’histoire, comme le compositeur Johann Jakob Froberger, l’inventeur de la suite française (avant Jean-Sébastien Bach), ou sa protectrice la princesse Sibylle de Wurtemberg ; d’autres sont inventés, à l’instar de l’étonnante Thullyn, femme née aux confins de la mer Baltique, au bord du golfe de Botnie, et que la vie entraîne dans nos contrées. Nous y retrouvons également des figures déjà croisées dans d’autres livres de l’auteur, tels Monsieur de Sainte-Colombe (Tous les matins du monde, 1991), dont il invente ici l’émouvante fin, ou le graveur Meaume, qui éclairait de sa poésie sombre les pages de Terrasse à Rome (2000). De nombreux personnages sont artistes, compositeurs, interprètes, graveurs, peintres. C’est un univers un peu en marge de la vie ordinaire, sédentaire, qui est ici restitué, un monde d’hommes et de femmes que les nécessités de leur métier ou leur goût de l’aventure jettent sur les routes. En cette époque encore toute secouée par les contrecoups des guerres de religion du siècle précédent mais aussi par la nouvelle guerre de Trente Ans qui ravage une bonne partie du continent, l’amour, quoique précaire, éphémère et protéiforme, apparaît, quand il est désintéressé, sans calcul ni projet, comme un remède quasi miraculeux. On suit ainsi les inclinations ténébreuses de Hanovre le lyriste, homosexuel amoureux d’une femme, ou de son maître et un temps amant Johann Jakob Froberger. Ce dernier aurait pu s’accorder, peut-être, avec la princesse Sibylle, mais son attirance pour les hommes le pousse lui aussi par monts et par vaux, au risque d’être volé, rossé et pire encore. La princesse semble elle-même ne pas être insensible à la compagnie du musicien mais aime par-dessus tout monter sa jument Josepha, animal qui voue d’ailleurs à sa maîtresse un sentiment exclusif étonnant. L’aquafortiste Meaume, qui avait été défiguré dans Terrasse à Rome par le jet d’acide d’un jaloux, vit ici une autre histoire avec la Berbère aux yeux bleus Marie Aidelle, de son vrai nom Mariam Abdel, intéressée par le libertinage philosophique. L’agnostique Hatten, enfant recueilli par un luthier de Mulhouse et qui souffre sa vie durant d’un syndrome d’abandon, est un autre exemple d’existence compliquée par les aléas de l’histoire et par les revers de la vie au moment où il rencontre Thullyn. Une saisissante histoire d’amour les unira avant qu’ils n’en arrivent l’un après l’autre à ce constat d’une impossibilité, d’une impasse par le passé construite. Thullyn qui s’est épanouie avec la maturité repartira alors dans le nord de l’Europe où elle vivra une dernière histoire avec son amie d’enfance, blanchissant toujours davantage, avant de choisir la solitude au moment où elle sent sa fin approcher, preuve s’il en était besoin que ces amours-là, quand elles sont vraiment désintéressées, quand elles ne cherchent pas à obtenir un avantage, une position, ne doivent rien à la nécessité genrée et tout à la liberté du choix. La prose austère de l’auteur, un peu âpre, hérissée de répétitions délibérées, de phrases parfois courtes – voire abruptes – et qui se succèdent rugueusement, omettant volontiers les mots de liaison, fait merveille pour ressusciter cette époque instable où la vie peut bifurquer – ou s’arrêter ! – au gré des mauvaises rencontres, des bonnes fortunes, des changements de règne, des accidents de la vie, etc.

Mais l’écrivain ne cache pas que ce qu’il exhume du passé vaut peut-être surtout pour nous, lecteurs du XXIe siècle : « Comment créer en périodes de guerre de religion ? Comment se concentrer dans le silence et la clôture de son âme lorsque tous les jours ouvrés sont plongés dans les cris et l’anomie ? Quand tous les instants prétendument régulés sont contraints par la peur ? Quand toutes les nuits s’enfoncent sans remède dans l’appréhension, tous les rêves dans l’épouvante ? », nous confie Pascal Quignard, hanté peut-être par les scrupules, craignant de passer pour un lettré isolé dans sa tour d’ivoire, dans son récit du jadis. D’évidence pourtant, l’auteur a eu à nouveau besoin d’un détour par ce moment de grand art et de grande violence qui a traversé l’Europe du XVIIe siècle pour trouver ses propres réponses.

Dans ce roman sur les sentiments amoureux et surtout sur les façons dont ils évoluent dans la durée, on lit aussi de très belles pages sur la mort. Beaucoup de personnages décèdent dans L’Amour la Mer : Monsieur de Sainte-Colombe, Sibylle, Thullyn, et ce sont à chaque fois des récits magnifiques, discrètement saisissants, des récits laissant aux personnages leur part de mystère et qui donnent pourtant l’impression que la fin arrive en son temps.

L’histoire tout entière témoigne d’ailleurs d’une grande maîtrise du temps. L’écrivain procède par touches, par scènes juxtaposées plus que reliées les unes aux autres. Et ces scènes sont distribuées dans l’ouvrage selon une logique ne devant pas grand-chose à la chronologie d’un récit classique et suivant plutôt une progression thématique, spéculative, qui fait que la narration retourne volontiers sur ses pas, revient fréquemment sur un épisode antérieur avant de repartir avec une grande souplesse en sens inverse. Le lecteur ne se sent jamais malmené, heurté dans ses habitudes, mais plongé dans un univers qui, comme le désir, comme la pulsion selon Freud, n’est pas orienté, un univers embrassant l’avenir et le passé dans une même temporalité flottante. Ces entrelacs narratifs usent aussi, abondamment, du présent de narration. Les épisodes lointains des règnes révolus prennent alors une autre épaisseur et font de nous, les lecteurs aussi bien que l’auteur, des individus un peu à part, effleurant une sorte de pérennité des problèmes rencontrés par les hommes et les femmes… En outre, bien des tableaux, des tapisseries ou des azulejos évoqués dans l’ouvrage ont la force et l’ampleur de véritables ekphrasis, ces descriptions précises, animées, vivantes presque, provoquant à nouveau des glissements temporels : sommes-nous toujours parmi les contemporains de Louis XIII ou bien dans l’Antiquité, dans cette scène où Léandre s’élançant de la rive asiatique se noie en voulant rejoindre la prêtresse d’Aphrodite Héro à Sestos de l’autre côté du détroit des Dardanelles, sur la côte européenne, un soir de tempête ? Revenant vers la fin de l’ouvrage sur la suite française telle que Froberger l’a conçue, Pascal Quignard parle d’un « nouveau style rompu ou fragmentaire qu’on ne trouve […] que dans la littérature française autour des années 1650 et 1660 », avant de mentionner les noms de La Rochefoucauld, Saint Évremond, Pascal ou La Bruyère… Le fait est que, comme chez ses illustres prédécesseurs, on retrouve en maints endroits sous sa plume des pensées, des aphorismes qui contribuent eux aussi à donner un air d’éternité à cette histoire. Mais il faudrait peut-être ajouter que cet art du roman, que Pascal Quignard manie avec une maîtrise que peu d’hommes de lettres de sa génération égalent, le place aussi dans l’héritage des modernes, de ceux qui ont voulu, renouveler, redéfinir le récit en prose et ses lois. Et qu’il y parvient à sa manière, non pas contre son lecteur mais en l’embarquant avec lui. L’Amour la Mer est une vraie réussite, qui résonne aussi gravement que légèrement en nous, un peu comme une suite baroque de notre époque.

Thierry Romagné

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