A lire aussi

Livres des mêmes auteurs

Hybride

Au départ, Carte son pourra surprendre le lecteur : ce n’est ni un roman, quoiqu’il y ait une histoire, ni un recueil de poèmes, malgré la disposition typographique du texte en brèves lignes cernées de blanc, ni une réécriture de la mythologie grecque, même si quelques divinités helléniques y rôdent. Mais Carte son est un peu tout cela à la fois car c’est avant tout un livre hybride.
Au départ, Carte son pourra surprendre le lecteur : ce n’est ni un roman, quoiqu’il y ait une histoire, ni un recueil de poèmes, malgré la disposition typographique du texte en brèves lignes cernées de blanc, ni une réécriture de la mythologie grecque, même si quelques divinités helléniques y rôdent. Mais Carte son est un peu tout cela à la fois car c’est avant tout un livre hybride.

Hybride, il l’est d’abord par son thème. Le texte évoque le statut désormais mixte des stars de la pop internationale, qui existent autant, voire davantage, par ce qu’elles disent et montrent d’elles que par l’éventuelle qualité de leurs chansons. Le personnage central - et presque unique - du récit est l’une d’elles, saisie au moment où elle s’enferme chez elle pour enregistrer un disque après la réalisation du clip Panic (c’est le titre du morceau) et préparer les concerts qui vont suivre. L’auteur cependant, peut-être parce qu’il est également compositeur, mais dans le domaine des « musiques nouvelles », n’en reste pas là. Derrière l’icône flamboyante, ses frasques et les flashes, il voit avec une grande acuité le vide quasi absolu qu’est cette vie. S’il n’y a pas de dialogue dans ce récit, c’est que les gens de cette sorte ne sont plus dans l’échange.

Et si l’héroïne développe un commerce de moins en moins innocent avec les morts, c’est probablement aussi pour cette raison. Elle commence avec quelques reliques de rock stars défuntes, et poursuit avec un fameux jeu de cartes où figurent les grands absents qui hantent son studio d’enregistrement et son imaginaire. Elle semble aussi poussée dans cette voie par son producteur, un homme un peu gourou, un peu nécromancien. C’est lui qui a fourni ces lames de tarot new look et c’est lui aussi qu’elle avait d’abord vu en rêve avant de décider de le rencontrer pour concevoir son album et son show très sophistiqué, avec rayons laser et écrans géants...

Tout est ainsi dans cet univers, tout est régression camouflée en innovation, archaïsme habillé de technologie. On découvrira ensuite qu’elle a un enfant, mais il s’agit en fait d’une sorte de poupée, un « cyberchild » ultra-perfectionné avec capteurs optiques et auditifs, senseurs tactiles et muscles artificiels. Et quand elle affirmera que « personne n’a idée / de ce qui se passe /entre Peter / et [elle] », il faut assurément comprendre cette affirmation non pas comme la confidence d’une jeune mère trop émue, mais comme l’aveu inconscient que l’on ne peut pas comprendre parce qu’il ne se passe effectivement jamais grand-chose entre un être humain et une machine...

La star apparaît ici comme le dernier avatar de cette nymphe Écho qui avait été mise en pièces, ses membres éparpillés, par Pan, le dieu furieux d’avoir été éconduit, qui l’a aimée autrefois, mais qui l’utilise aujourd’hui pour hystériser les foules. Car la star n’a plus de corps physique désormais, elle n’est plus qu’une image, une ombre parmi les ombres. C’est sans doute ce qui explique la mention dans le ranch d’une chambre d’écho. Et c’est probablement ainsi qu’il faut comprendre, dans la chanson insipide du clip, l’écho particulier de la négation « no », ce « o » qui n’était qu’une première façon de suggérer le chiffre zéro de son existence réelle, le vide absolu de ses relations humaines... Le dieu Pan s’est vengé, et il nous inflige maintenant ces concerts où l’image et la musique s’hybrident si spectaculairement que les foules qui y assistent en sont non plus certes paniquées au sens ancien du mot, mais à proprement parler hypnotisées et donc, toujours, voire davantage peut-être, déshumanisées. Pan a gagné ; il est sans doute le vrai père du fils de la star, ce petit Peter qui ne grandira jamais.

Hybride, ce texte l’est aussi par son écriture. Car ce n’est pas sur le mode réaliste que Patrick Bouvet nous raconte cette histoire. Comment le pourrait-il ? Comment relater la vie d’une femme qui n’a plus de corps, qui a disparu de l’autre côté des ondes, parmi les ombres ? Le récit est plutôt une captation comme en font les ingénieurs du son, l’auteur s’efforçant de nous faire entendre les rumeurs que la star fait naître ou provoque, et de les faire résonner. Dans l’ouvrage, il n’est question que de tweets, d’une interview opportunément accordée, de communiqués dans la presse généraliste, d’indiscrétions dans les tabloïds ou de révélation d’un ex-employé... Bien sûr, ce type de communication est savamment orchestré, et le lecteur perçoit tout à fait cette montée en puissance du buzz et de la folie occulte qui l’accompagne. C’est cela qui fait la courbe narrative que l’auteur emprunte au roman. Mais, en revanche, il n’en adopte ni les rebondissements, ni même l’intérêt de personnages secondaires bien campés. Car la star est seule par essence, et ne fait que recenser et ressasser les détails de son existence 2.0.

Patrick Bouvet n’a pas son pareil pour reprendre les mêmes informations, les mêmes énumérations, mais en y incluant progressivement de nouveaux termes, en les permutant, en les décalant toujours un peu plus, rendant ainsi particulièrement sensibles l’emballement médiatique et l’affolement informatique qui caractérisent notre époque. Chaque ligne dépassant rarement la dizaine de syllabes, les groupes de mots s’enchaînent avec fluidité, conférant à l’ensemble ce rythme particulier qui nous donne l’impression étonnante d’être entrés au cœur du système. Ce n’est pas de la prose poétique, c’est encore moins un poème prosaïque, c’est une écriture propre à l’auteur, hybride, et qui progresse avec une grande efficacité vers sa vérité.

Thierry Romagné