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L'écrivain et son modèle

Rembrandt est non seulement admiré pour sa maîtrise incomparable du clair-obscur, mais aussi pour ses avancées décisives dans la conception du portrait de couple. Il semblerait que ce soit lui qui le premier ait su dépeindre les liens intimes unissant deux époux, les choses tues, tacites, et invisibles, qu’a priori le pinceau ne peut représenter. Rien d’étonnant alors à ce que Claude Louis-Combet, pour poursuivre sa propre quête sur les pouvoirs des femmes et les mystères de la création, ait choisi Rembrandt comme sujet de son nouveau récit, au moment où le peintre rencontre sa dernière compagne et va donner ses ultimes chefs-d’œuvre.
Claude Louis-Combet
Bethsabée, au clair comme à l'obscur
(Corti)
Rembrandt est non seulement admiré pour sa maîtrise incomparable du clair-obscur, mais aussi pour ses avancées décisives dans la conception du portrait de couple. Il semblerait que ce soit lui qui le premier ait su dépeindre les liens intimes unissant deux époux, les choses tues, tacites, et invisibles, qu’a priori le pinceau ne peut représenter. Rien d’étonnant alors à ce que Claude Louis-Combet, pour poursuivre sa propre quête sur les pouvoirs des femmes et les mystères de la création, ait choisi Rembrandt comme sujet de son nouveau récit, au moment où le peintre rencontre sa dernière compagne et va donner ses ultimes chefs-d’œuvre.

Bethsabée, c’est cette femme, dans l’Ancien Testament, dont la beauté était telle qu’elle fit oublier un temps au roi David toute morale, tout honneur. Mais la Bethsabée du titre, c’est d’abord elle, Hendrickje Stoffels, jeune bergère de l’île de Noordstrand, à l’extrême pointe de la Frise, aux Pays-Bas, de vingt ans la cadette du peintre et qui pose nue pour lui. Le récit nous raconte d’abord comment cette adolescente, illettrée mais portée par son intuition, décide de quitter le lieu de sa naissance. Avant d’arriver à Amsterdam, Hendrickje Stoffels a connu les rudes harengères des ports de la côte ; la peur des soldats devenus bandits de grand chemin après les guerres ; un répit relatif aussi, chez un pasteur et sa femme qui passaient leurs nuits à pleurer la honte de la chair et leur impuissance à engendrer.

Mais, à chaque fois, quelque chose de plus fort l’a poussée ailleurs, plus loin. Quand elle arrive dans la grande ville, tout change : devenue servante dans la maison de Rembrandt, elle s’occupe aussi de son fils Titus mais ne refuse pas de boire un bock de bière, le soir, avec le maître, ni de lui servir de modèle. Elle devient aussi sa maîtresse, tout en restant une domestique. Il faut dire que le maître des palettes venait de traverser une sombre période. Il avait eu la douleur de perdre trois de ses enfants en bas âge et surtout son épouse, la belle et lumineuse Saskia. Une ancienne nourrice lui succéda alors, mais ce fut une période de cris, de crises et de tumultes tels que Rembrandt dut demander son internement. Quand Hendrickje arrive dans la maison, le temps de la réussite artistique, de l’aisance matérielle et du bonheur familial est révolu depuis longtemps. Mais ce sera précisément le miracle qu’elle parviendra à accomplir : ressusciter le désir d’aimer et de peindre chez l’homme déjà défait par la vie. Betshabée, c’est donc ce tableau qui compte parmi les chefs-d’œuvre de la peinture européenne, mais ce sera surtout l’histoire unissant ce peintre et son modèle.

Si le titre de la toile est devenu le titre du récit unissant Rembrandt et Hendrickje, c’est d’abord parce que les deux femmes, celle de la Bible et celle de la Frise, ont en commun une immense malléabilité au désir masculin. Le texte de Claude Louis-Combet, comme la Betshabée au bain d’ailleurs, insiste moins sur le moment où le roi envoie son ami en première ligne pour qu’il meure afin de disposer de sa veuve que sur l’instant où cette dernière a lu la lettre qui la convoque au palais. C’est là que la jeune juive décide de se soumettre à cette volonté qui la dépasse et c’est là qu’elle connaît l’étendue de son pouvoir de séduction. Dans cette perspective, l’écrivain ne cesse de mettre l’accent sur l’extraordinaire plasticité dont fait preuve Hendrickje, son aptitude à prendre les poses que veut le maître, la disposition d’esprit qui rend cet accord possible entre le peintre et son modèle.

L’auteur y insiste, son livre est une « mythobiographie ». Claude Louis-Combet se refusant à entrer dans les péripéties et les détails d’un récit classique, on n’y trouvera que très peu de « scènes » comme on en lit tant dans le roman balzacien, et aucun dialogue. C’est que Bethsabée est le récit d’une vie, mais d’une vie débarrassée de l’anecdote au profit de ses éléments oniriques et mythiques. Entre les horizontales d’un paysage vibrant imperceptiblement et la sévère verticalité du calvinisme ambiant, affleurent très vite les rêves d’Hendrickje, ses pulsions, ses intuitions, ses désirs aussi irraisonnés qu’avisés. C’est beau comme un tableau hollandais repensé par un moderne.

Car l’histoire du peintre et de son modèle, c’est aussi l’histoire de l’écrivain et de ses muses. Claude Louis-Combet nous relate les conditions dans lesquelles il a vu le tableau au Louvre, les raisons qui l’ont poussé vers cette image, vers cette femme. Que celui qui se nomme lui-même « le rêveur du texte » en vienne à évoquer sa mère ou la femme primordiale ne doit pas nous étonner : c’est cela qu’il recherchait en se lançant à la poursuite de Hendrickje Stoffels. Mais que l’ombre qu’il entend attraper et faire revivre approche dans sa conscience la silhouette d’un « Christ féminin, condamné à souffrir en rançon de l’art et de l’artiste » n’est pas la moindre surprise ni la moindre réussite de cet ouvrage.

Le lecteur d’aujourd’hui pourrait se sentir perdu entre ses différentes strates narratives ou dans les méandres de sentiments conjugaux datés, mêlés d’opinions religieuses oubliées, mais il n’en est rien. L’ensemble est porté par la prose superbe de l’auteur, par ses longs paragraphes denses aux phrases serrées, ses propositions enchevêtrées comme la peinture du maître est enténébrée avant la source lumineuse. On reste époustouflé, par exemple, par la longue phrase de presque trois pages qui décrit les dernières pensées, les dernières associations d’idées d’Hendrickje quand son esprit bat la campagne et que son corps l’abandonne, et on voudrait que cette femme et cette phrase vivent encore un peu plus longtemps.

Thierry Romagné

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