A lire aussi

Penser le temps, avec Krzysztof Pomian

Article publié dans le n°1180 (01 oct. 2017) de Quinzaines

Le temps fait continuellement l’objet de controverses et d’appréciations sur qui le maîtrise ou non, sur le court (la finance) et le long (la planète), sur son accélération (et les fractures, pardon, les « disruptions » qui s’ensuivent), etc. De quel temps parle-t-on ? On n’en sait rien, et quelle importance ? Eh bien, non, il est important de savoir ce qu’est le temps, à toutes fins utiles…
Krzysztof Pomian
L’ordre du temps
Le temps fait continuellement l’objet de controverses et d’appréciations sur qui le maîtrise ou non, sur le court (la finance) et le long (la planète), sur son accélération (et les fractures, pardon, les « disruptions » qui s’ensuivent), etc. De quel temps parle-t-on ? On n’en sait rien, et quelle importance ? Eh bien, non, il est important de savoir ce qu’est le temps, à toutes fins utiles…

Il est important de savoir qu’il existe une multiplicité de temps, irréductibles les uns aux autres, et qu’ils sont le fruit à la fois de la « nature » (nous ne les créons pas) et de l’invention humaine (nous passons diverses conventions sur leurs qualifications et quantifications). Je ne connais, en langue française, qu’un seul livre qui en rende compte de manière complète, érudite, savante et philosophique. Il ne vient pas de paraître, mais il traverse le temps, et sa lecture procure une grande satisfaction, non seulement au philosophe, mais au lecteur de documents, de textes scientifiques et de récits en tout genre que je suis. Sa densité et son ampleur – il parle à juste titre de perspective encyclopédique et d’histoire philosophique – m’en interdisent tout résumé, aussi vais-je en rendre compte par éclairages multiples et incomplets. 

Quatre manières d’appréhender le temps

Krzysztof Pomian distingue le temps de la chronométrie : cyclique et symétrique, « sans innovation ni coupure, un présent indéfiniment étendu » ; c’est le mouvement périodique. Le temps de la chronologie : il couvre les périodes longues, le passé éloigné, il est asymétrique ; depuis peu, il rapproche nature et histoire. Le temps chronographique : il fut d’abord celui de la chronique, des durées variables, ni cyclique ni linéaire, celui des événements uniques, sans propriété globale. Il culmine avec le récit en temps continu, celui de la vie d’un personnage, avec dissociation du narrateur (témoin) et de l’auteur. Enfin, le temps chronosophique, centré sur l’avenir et ses incertitudes. Ce dernier commence par la voyance, se développe avec la philosophie et rejoint, parfois, le temps de la science.

Ces quatre manières constituent, inégalement selon les époques et les lieux, la trame de quatre façons de « faire de l’histoire », qui sont apparues successivement, mais continuent à coexister : les événements, les répétitions, les époques et les structures. Je vais les illustrer en prenant quelques exemples dans l’immense vivier que nous propose l’auteur.

Événements : « Étudier l’histoire c’est étudier les motifs, les opinions, et les passions des hommes, pour en connaître tous les ressorts, les tours et les détours, enfin toutes les illusions qu’elles savent faire à l’esprit et les surprises qu’elles font au cœur[1]. » On finit avec René Thom, pour qui l’événement devient « discontinuité constatée dans un modèle ». Et Pomian d’espérer qu’avec Thom on parviendra à une modélisation plus rigoureuse, de l’histoire politique, notamment. Espoir que nous étions quelques-uns à partager entre 1972 (Stabilité structurelle et morphogenèse) et 1985, qui fut déçu ensuite. On en revient donc – j’ajoute – à Mabillon et à ses successeurs anthropologues, sociologues, historiens et psychanalystes.

Répétitions : la multiplicité de faits devient histoire, si on leur impose un ordre de succession. Ce que procura longtemps – et aspire encore à procurer – l’Église au sens large (chrétiens, juifs, musulmans), déjà en distinguant temps sacré et temps profane, et en assignant à chacun d’eux un rôle dans les fins poursuivies par Dieu et, par suite, par l’humanité. D’où, à partir du XIIIe siècle : aeternitas, attribut de Dieu seul ; tempus : modifications et cycles naturels ; aevum : processus linéaires tendant au salut. Puis se succèdent, avec des conceptions variables, voire opposées, des cycles et répétitions : Machiavel, Montesquieu, Vico, Schumpeter, Braudel… Chacun n’est pas seulement cité mais étudié par Pomian. Pour Schumpeter, par exemple, toujours éminent chez les économistes, il existe un temps court de l’innovation et un temps long de la création du crédit (ce que, soit dit en passant, les adorateurs de la « technologie » négligent complètement). Tout cycle comporte quatre phases : la prospérité, la récession, la dépression et la remontée.

Époques : ce sont les grandes divisions qui scandent l’histoire humaine puis l’histoire universelle. La fondation de Rome, la naissance de Jésus-Christ, la Révolution française, etc. Augustin repère sept âges de l’humanité (dont le dernier sera un éternel dimanche). Pour Voltaire, « quiconque a du goût » ne compte que quatre siècles dans l’histoire du monde, ceux où les arts ont été perfectionnés : la Grèce antique (entre Philippe et Périclès) ; la Rome de César, Cicéron… ; la prise de Constantinople et les Médicis ; le siècle de Louis XIV, le plus parfait (Le Siècle de Louis XIV). Puis Condorcet, Hegel, Comte, Marx. Pascal détonne : « Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement[2]. » Et Lévi-Strauss, plus encore : l’histoire est sans direction ni continuité.

Structures : les changements historiques, les évolutions, se tiennent dans certaines limites. Le modèle en est la linguistique structurale, inventée par Saussure et perfectionnée par Jakobson et d’autres. On retrouve Lévi-Strauss : « Les lois de la pensée – primitive ou civilisée – sont les mêmes que celles qui s’expriment dans la réalité physique et dans la réalité sociale, qui n’en est elle-même qu’un des aspects[3]. » Pour les uns (Hjelmslev, Chomsky), ces structures forment une combinatoire au sein de laquelle rien de nouveau ne peut apparaître ; pour d’autres, les histoires singulières (des langues, par exemple) créent de nouveaux cas de figure. Le structuralisme est systémique. Finalement, il s’inspire, dit Pomian, de Kant, pour lequel « le temps est une condition a priori de tout phénomène en général, et, à vrai dire, la condition immédiate des phénomènes internes (de notre âme), et, par là même, la condition médiate de tous les phénomènes externes[4] ».

De multiples lectures d’une pluralité de temps en concurrence

Krzysztof Pomian passe ensuite à la chronosophie proprement dite, en explorant les diverses manières de quantifier le temps en fonction des croyances, implicites et explicites, concernant la signification de « l’être dans le temps ». Retour à Platon et à Aristote (mais Démocrite et Épicure sont absents) et à leur dépréciation du temps – proche du non-être –, au temps des chrétiens, qui s’ordonne autour de l’Incarnation du Fils et de la profonde réflexion d’Augustin, que l’auteur cite abondamment : « Et pourtant j’affirme hardiment, que si rien ne passait, il n’y aurait point de temps passé ; que si rien n’advenait, il n’y aurait point de temps à venir, et que si rien n’était, il n’y aurait point de temps présent. Or, ces deux temps, le passé et l’avenir, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? Pour le présent, s’il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait plus temps ; il serait l’éternité. Si donc le présent, pour être temps, doit s’en aller en passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, qui ne peut être qu’à la condition de n’être plus ? Et peut-on dire, en vérité, que le temps soit, sinon parce qu’il tend à n’être pas ? » (Confessions, XI, 15). Commentaire de Pomian : « Peut-être pourrait-on dire au sens propre : il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. » Le temps psychologique d’Augustin sera critiqué mais jamais négligé. Husserl, nous rappelle Pomian, invitait à le lire.

La mesure du temps, comme quantité assignable, s‘est accrue au XIIe siècle, avec le rôle donné à l’écriture (indestructible), la monnaie, « unique opérateur susceptible de convertir le qualitatif en quantitatif », l’expédition du courrier, l’horloge (au développement prodigieux entre le XIVe et le XIXe siècle), la standardisation des temps des transports, des travaux d’usine et de bureau, des magasins, des banques, des écoles et, plus encore, des armées. Une autre dimension – vertigineuse – de ces mesures est apparue avec la datation cosmologique, puis avec celle de la physique des particules (le temps de Planck « dure » 10-47 seconde : c’est proprement inimaginable).

À partir du XIXe siècle, avec les divers systèmes de croyance au progrès (Condorcet, Stuart Mill…), l’orientation vers le futur l’emporte et l’histoire devient une science majeure. D’où la profession de foi de Renan : « Le trait caractéristique du XIXe siècle est d’avoir substitué la méthode historique à la méthode dogmatique dans toutes les études relatives à l’esprit humain. […] L’histoire, en effet, est la forme nécessaire de la science de tout ce qui est soumis aux lois de la vie changeante et successive. La science des langues, c’est l’histoire des langues[5]. »

Pomian continue par de fines et fortes considérations sur les oppositions, au XXe siècle, entre d’un côté des métaphysiciens (Bergson, Husserl, Heidegger) et de l’autre des physiciens (Mach, Einstein) et des philosophes des sciences (Reichenbach), pour conclure à l’irréductible diversité des « strates du temps » (Einstein n’efface pas Newton, ni Kant Aristote) et à leur « coexistence conflictuelle ».

Il tient des propos un peu plus ardus sur les relations entre symétrie et asymétrie du temps, et termine (« Finale ») par une explicitation – en fait, une véritable théorie – de son exploration du temps qui rassemble le tout en quelques propositions :

1. Sans changement de toute sorte, pas de temps (mais le temps n’est pas identique au changement) ;

2. Plusieurs changements, pas trop éloignés les uns des autres, sont nécessaires pour que du temps apparaisse ;

3. Pour chaque type de temps, une instance coordonne les changements, les intègre dans un rapport temporel qualitatif ou quantitatif ;

4. Cette instance émet des signaux : rayons lumineux, hormones, écritures, etc. ;

5. Son fonctionnement est conforme à un programme (par exemple : fêtes à commémorer).

Conclusion assurée : « Le temps est une relation », donc il « n’est pas un flux. Il ne coule pas, ne passe pas, ne fuit pas et l’analogie du fleuve ne saurait lui être appliquée. » Comme le temps est relation, il ne peut exister de temps « suprême » qui serait le temps des temps, l’instance coordinatrice « en chef ». Il n’y a pas de coordination globale : « D’où le temps qui […] est un enfant de la finitude. »

Ce livre devrait être lu par tous les étudiants en histoire, en philosophie et en sciences humaines afin qu’ils comprennent ce que veut dire parler de changement, d’évolution, de catastrophe, de révolution, de rupture et de continuité, et ainsi de suite… Leurs aînés, aussi chevronnés soient-ils, en tireraient des leçons de prudence et d’ouverture d’esprit dans un monde qui est, en effet, multitemporel et par suite pluri-orienté et profondément imprévisible, gage de liberté.

[1] Jean Mabillon, Traité des études monastiques, Charles Robustel, 1691, p. 233.
[2] Blaise Pascal, fragment de préface pour le Traité du vide, Œuvres, t. II, 1980, p. 139.
[3] Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 1948, p. 561.
[4] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Gallimard, coll. de la Pléiade, t. II, p. 795.
[5] Ernest Renan, Averroès et l’averroïsme. Essai historique, Michel Lévy, (1852), 1862, p. VI.

[Krzysztof Pomian, émigré de Pologne en 1973, est directeur de recherches honoraire au CNRS, conseiller de la rédaction du Débat, membre des comités de rédaction de diverses revues européennes, auteur d’une vingtaine de livres sur l’Europe, la Pologne, l’histoire, dont Ibn Khaldûn au prisme de l’Occident (Gallimard, 2006).]

Michel Juffé

Vous aimerez aussi