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Ève, le livre

L’écriture d’Hélène Cixous a toujours été ouverte aux bouleversements des rêves, des fantasmes, des mythes et d’une pensée qui soulèvent la langue. Dans ces mois de disparition progressive de sa mère, Ève, plus que centenaire en 2013, elle cosignait avec elle un livre qui n’est pas un tombeau littéraire, mais plutôt une sorte d’œuvre de survivance, ou déjà de « revenance ».
Hélène Cixous
Homère est morte…
L’écriture d’Hélène Cixous a toujours été ouverte aux bouleversements des rêves, des fantasmes, des mythes et d’une pensée qui soulèvent la langue. Dans ces mois de disparition progressive de sa mère, Ève, plus que centenaire en 2013, elle cosignait avec elle un livre qui n’est pas un tombeau littéraire, mais plutôt une sorte d’œuvre de survivance, ou déjà de « revenance ».

Dans le trouble, le titre. Au féminin, qui est mort ? Chaîne rompue. On peut entendre le début de L’Étranger : « Aujourd’hui, maman est morte. » Un passé composé, le fil est coupé. Dans le labyrinthe, perdu, le Minotaure dissémine les syllabes de l’auteur antique qui bégaie en m. L’allitération du titre appelle « maman ». Mais encore O et R, comme dans le nom du père, Georges. Comme dans « mort » aussi. Lire « mère » (Ô mère ! Oh ! Mère est morte !). Ève, mère première.

Hélène Cixous avait déjà raconté la mort d’Ève, toujours crainte et comme anticipée à plusieurs reprises. Ainsi, au début d’Osnabrück : « À l’âge de trois ans et demi je perdis ma mère. C’était la première fois, elle fut remplacée par néant et cela fut si orageux et spectaculaire que je me vois encore avec toutes les précisions la pleurer au-delà de toute mesure de toute raison, sans pouvoir cesser de verser tout ce que j’avais dans le corps un lundi une journée entière, c’était le premier octobre 1941 rue d’Arzew à Oran[1]. »

Mais cette fois c’est différent. D’une part, l’événement n’est pas instantané, la disparition va prendre plusieurs mois. D’autre part, Hélène connaît maintenant le pouvoir du dieu-écriture.

Qui écrit, la mère ou la fille ? Hélène « recopie ». Ce que mère dit sera préservé : elle trace. Analepse dans le tissu vivant qui coud le livre à la chair qui se troue d’escarres. Dans le prologue, comme le ferait un chœur antique, Ève-Hélène creuse une entrée pour la voix qui dicte le passé à venir. Le mythe est cousu de fils noirs. Datés, ancrés (2013).

Les dates des faits et celles de l’écriture sont soigneusement notées. Le décalage s’explique, car, comme Véronique Bergen le constate dans son très éclairant Hélène Cixous. La langue plus-que-vive, « [c]e n’est que rétrospectivement qu’on voit, qu’on croit voir la petite porte par laquelle la mère s’écoule, qu’on recompose les scansions, les signes précurseurs du départ. Les premiers signes du retrait et la conscience de ces marques ne sont jamais contemporains. Un différé réflexif naît de la myopie, du nuage d’aveuglement[2]. »

Les temps souvent se mêlent, se répètent, et les revenants s’en mêlent : « 13 février 2013. Mon père est mort hier. C’est la soixante-cinquième représentation. Chaque fois que je vois la pièce, j’éprouve le même choc, seule, la mort de mon père, seul, tout est coupé, décapitation du cœur. »

Mort du père en 1948, mort d’un enfant, puis celle de la mère : « [J]’aurai les corps spectraux du petit et de ma mère logés dans ma poitrine je ressemble de plus en plus à un cimetière vivant, me dis-je. »

Quand certains proposent d’aider Ève à mourir pour abréger ses souffrances et fixent une date, cela se complique : « Je n’oublierai jamais ce 25 juillet du 29 juin. Ou ce 29 juin qui savait quel jour exactement le messie viendrait. Et déjà le 25 juillet était demain. »

C’est un long périple avec embûches : la vie. Les photos regardées deviennent miroir du travail d’altération de la vie-mort griffant les visages, faisant pousser sur la chair d’Ève les kératites.

Alors la langue de la fille tresse des locutions verbales, des étoiles substantivées à hauteur d’elle, à sa portée de devenir, pour son éternité, « l’année où elle est entrée en allongement ». Ève attise la langue d’Hélène qui pour elle dit l’oracle, le répète (écho), le glisse dans son tissu où broder ne répète pas. Unique cérémonie de l’unique amour, absolue toile vierge, Ève entre. Qui écrit ?

Hélène affairée repousse les limites, retarde la coupe, la bobine dévidée du temps de vie, Hélène allonge la vie d’Ève. Toutes deux se préparent…

« Mourir mais pas sans te donner ma mort à vivre. »

Le livre est traversé par la tempête, celle qu’affronte Ulysse comme celle de Shakespeare. Hélène en capte la force, saisit l’arbre devenu mât, pour inverser les rôles. Bravoure à rester allongée vivante : « tous les efforts qu’elle me voit faire pour la maintenir à moi », la fille tient la mère. Envie, credo de celle qui enfanta et qui, sage-femme, tint en ses mains toutes ces têtes de nouveau-nés. Mains qui résistent plus que les jambes. La mort attaque et recule : épique ! Ève perd le fil.

« Ma mère associe un certain nombre d’arts et de sciences dont le flux métonymique n’est autre qu’une fabuleuse recette pour la vie humaine mondiale. »

Voici les carnets de la fille qui veut garder la trace du dialogue avec sa mère dont la langue et le corps se défont. Ses mots lui échappent peu à peu, se déforment et transforment dans « ses bruits, ses demi-plaintes, ses vocalises dans l’autre langue, la langue de détresse ». Mais ce sont aussi des langues qui se mêlent au français : l’anglais, l’allemand. Des expressions qui se répètent comme mécaniquement : « Aidemoua aidemoua aidemoua »

« Une pensée dit : si Ève part, faudra, toutes affaires cessantes, écrire son livre. Car rien ne dure, ce sang va pâlir, ce chant va s’évanouir. » Alors Hélène note tout, raconte et décrit.

La lecture de l’Iliade accompagne ces mois « affreux » : « Cette mort a la vie longue. C’est comme si ma mère était le corps d’Hector interminablement traîné par un char, et moi j’aurais été Priam, je supplie qu’on me rende son corps car écorché brisé rompu disloqué, tiède encore il palpite. » C’est une guerre à la mort qu’il faut mener.

Le livre, placé sous le signe double de la mère et d’Homère, ne peut que retrouver dans l’Iliade et l’Odyssée les jeux et enjeux de la bataille et du voyage. Tout y fait signe. Ainsi du bouclier d’Achille : « Tout ce qu’Ève me laisse, j’en ferai une liste homérique, je composerai le bouclier d’Ève, il ne manquera pas une scène, pas un bout de ficelle, pas un élastique découpé dans un gant de caoutchouc rose. »

Hélène reproduit aussi, en fac-similé dans le livre, des pages du cahier (de marque Atlas) dans lequel Ève répertoriait les accouchements auxquels elle avait procédé. Mais aussi des pages du carnet dans lequel elle notait ses moindres dépenses : « Dans deux cents ans on pourra reconstituer la vie de Ève Klein au centime près. » Le dieu-écriture ne peut-il justement pas « reconstituer la vie » ?

L’écriture du livre ne peut pas être « sans-douleurs ». La peur, l’horreur ne sont jamais loin : « Ces blancs, ces silences dans le cahier, parfois je le fuyais, comme je me fuyais moi-même ou mes rêves. Puis je reprenais désespoir, et à nouveau le cahier pleurait. »

Il faut bien y revenir pour sauver ce que l’on peut, surtout quand vient la révélation : « Aujourd’hui, 14 août, il me devient évident que ce cahier ne pouvait être que maman. »

Ce que Calypso propose à Ulysse, c’est l’immortalité des dieux contre l’acceptation de l’oubli de tout ce qui le faisait : celle qu’il aime, son fils, son père, ses amis, son île… Devenir immortel, c’est oublier et être oublié, devenir invisible et ne plus voir. Le voyageur prend toujours le risque de l’oubli. Hélène Cixous écrit avec l’espoir de faire revenir à la vie et au moins « de vaincre le péril de l’oubli[3] ».

« D’abord le terrible cesse d’être terrible et devient familier. On accueille l’altération. Ensuite on oublie. Je ne veux pas oublier.

Rien oublier. »

Ulysse peut rencontrer sa mère, Anticlée, aux portes de l’Hadès, Orphée peut retrouver Eurydice aux Enfers et presque l’en sortir. Le livre, signé « Ève Cixous et Hélène Cixous », est un autre « presque », le lieu où vaincre l’oubli et retrouver Ève dans l’« outre-vie ».

[1]. Hélène Cixous, Osnabrück, Des femmes, 1999.
[2]. Véronique Bergen, Hélène Cixous.La langue plus-que-vive, Honoré Champion, 2017.
[3]. Jean-Pierre Vernant, L’Univers, les dieux, les hommes, Seuil, 1999.

Isabelle Lévesque