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Poètes et fantômes

Orphée tenta de ramener parmi les vivants l’ombre d’Eurydice. Cette tentative est devenue un modèle : comment le poète vit-il avec ses fantômes ?
Isabelle Baladine Howald
Hantômes (Isabelle Sauvage)
Paul Le Jéloux
Le Jardin sous l’ombre (Obsidiane)
Orphée tenta de ramener parmi les vivants l’ombre d’Eurydice. Cette tentative est devenue un modèle : comment le poète vit-il avec ses fantômes ?

Le même mythe raconte qu’Orphée fut déchiqueté par les jalouses Ménades et que sa tête, roulant dans le fleuve Euros, chantait encore le nom d’Eurydice.

Les voix qui nous hantent sont-elles si fortes qu’elles nous lient à elles ? Quelle nécessité pousse tant de poètes à porter dans leurs poèmes la voix des êtres qu’ils ont aimés ou lus ? Pouvons-nous rendre un peu de vie aux fantômes qui nous peuplent (et nous gardent peut-être) ?

Le titre du livre d’Isabelle Baladine Howald, Hantômes, semble un mot diminué, entaillé vivant. Changeant de consonne initiale, il intègre le verbe « hanter » par la création d’un mot-valise. Mais il apparaît entier (cruellement), « fantôme », dans les deux épigraphes initiales, inscrivant la perte et le maintien à l’entrée des poèmes. Le texte, constitué de séquences courtes, propose des phrases haletantes, minimales et criantes, sous lesquelles affleure parfois le palimpseste du Tombeau d’Anatole[1], ce livre impossible et inachevé que Mallarmé tenta d’écrire pour son fils perdu.

Pour Isabelle Baladine Howald, comment vivre « [a]vec le petit mort » ? Avec et sans sont débattus : « mouvement lent des fantômes en moi ce matin ». Il faut protéger le mort de la réalité inaudible de sa propre mort, comme l’avait fait Mallarmé : 

Garde le secret de sa mort au mort (ne pleure pas si haut / il entendrait – 

Il faut taire au mort qu’il n’est plus, il en mourrait : « tu es le seul à qui je ne l’ai jamais dit ». Statut brûlant de l’absent, présent de manière si fragile. La parenthèse ouverte ne se fermera plus.

Le pronom « je », devenu lieu de soustractions, est pris dans le vers troué de blancs qui agonise. Les tirets délimitent un espace réservé sur la page, les parois du sépulcre :

                                    

Les états de sa démolition

                                   (horizontaux)

Ce livre est-il une tentative pour bâtir un tombeau poétique vivable ou bien la lente démolition d’une narratrice dont la langue essoufflée se casse au fur et à mesure qu’elle se formule ?

Le fantôme est affirmé par son absence même. Meurt-il aussi dans ce poème-tombeau, dans « [c]ette syntaxe de la mort (tirets, cessation de respirer) » ? L’écrit n’est pas muet : « Mort est une seule syllabe », trop court le mot qui ressemble, on s’y tromperait, à « mot », avec ce r qui « erre » et s’y glisse. Les lettres se débattent, se heurtent. Le fantôme disperse dans le texte ses forces torturées, se glisse sous les mots : 

Je crois voir tes traits enfantins juste en dessous

Danielle Porte montre dans son Anthologie d’épitaphes latines[2] que les Romains gravaient sur les tombes des poèmes en vers, qui parfois s’adressaient au disparu, parfois lui donnaient voix : les morts, « par-delà le trépas, restent vivants, s’adressent à ceux qui passent devant leur dernier séjour comme ils converseraient avec de vieux amis ». Ainsi saint Augustin (on lisait toujours, alors, de vive voix) se composa-t-il cette épitaphe : « Ta bouche lit ces mots, mais c’est moi qui les pense, / et ta voix, maintenant, devient un peu ma voix. » Les lecteurs portent en eux la voix des poètes disparus qu’ils font revivre, comme celle des poètes vivants.

Fantôme, le poète disparu, qui vient à nous par une publication posthume, comme Paul Le Jéloux, mort le 28 décembre 2015, dont paraît Le Jardin sous l’ombre.

Le premier poème, « Cendrillon », annonce son rapport au temps : « Je suis un homme neuf et pourtant déjà vieux / Un vieillard presque qui a bu les trois quarts de son verre ». Le vieil alexandrin de toujours est suivi des vers libres d’aujourd’hui. Le temps est un chaos : 

Fouiller dans les tiroirs pour un signe de vie
y trouver les lunettes de son arrière-grand-mère
seule trace de celle-ci
le jour est bien fini qui tissait l’espérance
[…]
nulle trace ne restera de nous
qui avons menuisé la vie comme une espérance

Le poète marche sur ses vers comme sur un fil, oscille entre passé et avenir, entre son « avant-vivre » et sa mort. La voix qui chante ou cherche dans le poème peut entrevoir son enfance ou ce qui sera, brouillant les frontières temporelles. Le texte, dans sa fragilité active, se voit confier une mission dont on ne sait jamais si elle sera accomplie. 

nous verrons des deux côtés sol et ciel
l’étoile du temps viendra gésir
aux sables finissant de la promesse

Les longues phrases de Paul Le Jéloux emportent le lecteur dans le temps rassemblé et scellé du poème. Tout est tenu dans les mots, le mort et le vif, que la chronologie ne soumet pas : « Son jardin est la règle contre la mort ».

L’antique souvenance, en Le Jardin sous l’ombre, d’épithètes homériques hante nombre de poèmes (« [t]endre enfance aux yeux de cendre »). L’imparfait épique s’y meut (« [q]uand le ciel lourd épousait les distances »), le présent l’absorbe et le projette (« je me remémore tes voix »). L’impératif dynamique de la bourrasque « [d]élivre le regard d’alors » qui détermine la vision d’un futur. Le poète devenu fantôme de sa propre voix annexe les fragments : 

Ruse avec la nuit aventureuse
même si le brouillard dans ce Nord de l’illusion
s’arme d’humour et de dérision

Le poète est conscient d’un tour de magie, passe-passe du passé, attrape-futur d’un rêve désacralisé : 

Consacre ce qui n’est pas consacré, moule ton vouloir
à la racine du vieux soir, où tes membres fragiles
se brisaient dans un enfer de rancunes et d’inutilités

Paul Le Jéloux lie au passé des mages la défaillance poétique moderne, sa fragilité ne la désacralise pas, elle demeure réceptacle et projection : 

Je n’ai pour patrie dans les os
que les hommes et les femmes que j’ai aimés 

Fantôme, faut-il être passé par l’élection des sentiments pour devenir celui ou celle qui hante et demeure, qui nourrit la mémoire et l’écriture pour l’éternité ? La communauté ainsi créée avec le vivant constitue-t-elle l’approche de la survie, ici et maintenant, pour la postérité ? Chacun, porteur ou porté, est fantôme à son tour. Le fantôme pressenti adresse un poème à un fantôme avéré, celui d’Emily Dickinson : « Chanson à Emily ». Dans son recueil précédent[3], Paul Le Jéloux adressait un poème à Max Jacob et composait lui-même le poème-réponse du poète quimpérois. Les poètes avec qui dialoguer, les aimés, forment une chaîne vivante, que le texte maintient dans une forme d’existence « éternelle au moins un jour ». Ce paradoxe de la « certaine immédiateté » est connecté au temps sans fin, les vivants ne sont pas coupés des morts. L’invitation est claire : « Attends minuit. Découvre midi. »

Les impératifs énoncent le vœu simple du poème « Le croyant », un carpe diem ouvert à la grâce et à la perception multiple, « à l’affût / d’Amour qui ferme l’écrin des fables », puisque « nous avons de toujours existé ». En « je », l’identité polymorphe des multiples, depuis l’antique apparence jusqu’à la déclinaison anaphorique de « je serai », ce futur prophétique assumé. Cette profession de foi, destinée à soi, aboutit à une certitude : « je serai l’étoile des Mages »

D’abord la fête et le partage
et puis les morts comme des pierres roses
allongées au soleil couchant

Nos fantômes vivent avec nous, dans notre ombre. Personnages de fable ou d’un conte, de notre vie aussi, ils piétinent le vide, se rassemblent, et les mots les redressent : 

Le chevalier d’Églantine se relève de sa mauvaise tombe
après un rêve
Au loin il fait si beau. 

Les espaces et les temps s’unissent, comme les rêves et le réel :

[…] Ta cave est un nuage
tu marches sur le rideau d’un fantôme. 

Cette marche est un recommencement éternel. L’impératif « [v]a » est le mot d’ordre. Le futur, ce « peut-être », vient à l’indicatif des certitudes sur le socle des mythes passés. Ceux de la matière de Bretagne sont très présents, mais aussi celui d’Osiris qui, comme Orphée, est démembré et jeté au fleuve. Comme lui, il reparaît, brillant dans le ciel : « Je créerai des tremplins où l’on me verra plus chatoyant qu’Osiris ». C’est un mythe toujours en devenir qui s’affirme par l’absorption constante de ce qui éclaire aujourd’hui, construisant demain : 

et le printemps chantera rouge
dans la belle gorge de ton angoisse
et tu seras jeune enfin de cet espoir
que la vie toujours dispersa, démembra

La présence vacillante du fantôme en son jardin en est le gage.

[1]. Stéphane Mallarmé, Pour un tombeau d’Anatole, Seuil, 1961.µ
[2]Tombeaux romains. Anthologie d’épitaphes latines, traduction et préface de Danielle Porte, Gallimard / Le Promeneur, 1993. 
[3]. Paul Le Jéloux, Le Sang du jour, Obsidiane, 2001.

Isabelle Lévesque