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Pour les noirs différents, pour l'infini

Admirable lectrice, Annie Le Brun nous aide à écouter de plus près les phrases imprévues de Sade, de Jarry, de Raymond Roussel, d’Aimé Césaire, de certains surréalistes, de Victor Hugo (1). Grâce aux livres d’Annie Le Brun, nous entendons la voix de ces écrivains qui déconcertent, qui désorientent, qui dépaysent. Leurs rythmes, leurs images, les sonorités bouleversent, perturbent. Grâce à Annie Le Brun, nous découvrons les châteaux de la subversion, un bloc d’abîme, un appel d’air, les volcans qu’on n’enchaîne pas. À ces instants, nous pensons autrement, nous aimons autrement. Les textes de ces écrivains nous changent, nous métamorphosent. Ces écrivains sont des insoumis, des rebelles.

Les Arcs-en-ciel du noir
(La Maison de Victor Hugo invite
Annie Le Brun)
Maison de Victor Hugo,
6, place des Vosges, 75004 Paris
15 mars – 19 août 2012

 

ANNIE LE BRUN
LES ARCS-EN-CIEL DU NOIR :
VICTOR HUGO
Gallimard, coll. « Art et artistes », 150 p., 45 ill., 19 €

 

VICTOR HUGO
LE PROMONTOIRE DU SONGE
Préface inédite d’Annie Le Brun
Gallimard, coll. « L’Imaginaire », n° 627, 112 p., 6 €

Admirable lectrice, Annie Le Brun nous aide à écouter de plus près les phrases imprévues de Sade, de Jarry, de Raymond Roussel, d’Aimé Césaire, de certains surréalistes, de Victor Hugo (1). Grâce aux livres d’Annie Le Brun, nous entendons la voix de ces écrivains qui déconcertent, qui désorientent, qui dépaysent. Leurs rythmes, leurs images, les sonorités bouleversent, perturbent. Grâce à Annie Le Brun, nous découvrons les châteaux de la subversion, un bloc d’abîme, un appel d’air, les volcans qu’on n’enchaîne pas. À ces instants, nous pensons autrement, nous aimons autrement. Les textes de ces écrivains nous changent, nous métamorphosent. Ces écrivains sont des insoumis, des rebelles.

Aujourd’hui, dans la Maison de Victor Hugo, Annie Le Brun rassemble 200 œuvres ; elle choisit 80 dessins de Hugo, des estampes, des photographies, des objets, des livres, des manuscrits. Le parcours propose le rayonnement de plusieurs noirs différents : le noir comme la jeunesse, le noir comme le théâtre des passions, le noir comme les voyages, le noir comme la liberté, le noir comme l’infini, le noir comme l’éblouissement… Quand Hugo dessine l’océan, les châteaux inquiétants, les caricatures, les jeux de l’ombre et de la clarté violente, il parle de « l’encre, cette noirceur d’où sort la lumière ».

Dans ce livre, Annie Le Brun tisse des phrases vertigineuses que le poète éparpille depuis la jeunesse jusqu’à sa mort. Annie Le Brun révèle alors ses désirs et ses angoisses. Victor Hugo est l’inventeur d’une physique de l’infini. Il est une « force qui va ». Il se retrouve souvent dans l’œil du cyclone. Ou bien, il s’aventure au bord du gouffre, « de ce gouffre où le jour avec la nuit se fond ». Il peut être un « somnambule de la mer ». Il peut dire : « Je suis un homme qui pense à autre chose » ; ou encore : « Je suis dans la nuit muette l’escalier mystérieux ; je suis l’escalier Ténèbres » ; ou aussi : « Je suis un grand regardeur de toutes choses ». Ou encore, il veut être un « semeur d’éblouissements », lorsqu’il se compare à Shakespeare. Il veut lancer des ponts entre les ténèbres et l’infini. Selon Annie Le Brun, la vue se transforme en vision, puis la vision en voyance.

Sans cesse, Victor Hugo s’approche de l’infini. Dès 1829, il ressent physiquement le vertige : « Fuyons sous la spirale / De l’escalier profond ! » Pour lui, « l’amour, c’est absolu ; c’est l’infini ; la vie, c’est le relatif et le limité ». Il s’aventure dans l’inconnu : « (…) L’abîme / Qui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cime, / Était là, morne immense ; et rien n’y remuait. / Je me sentais perdu dans l’infini muet. » Annie Le Brun pense que Victor Hugo a « le sens de l’infini, comme d’autres ont le sens du rythme ». Lorsqu’il contemple l’océan, il perçoit une « gigantesque oscillation de l’infini ». Dans ses Proses philosophiques (1860-1865), il note : « L’infini dans tous les sens monte au-dessus de votre tête, et s’élargit et se croise et s’épanouit et flamboie et monte et recommence et monte encore, prodigieuse gerbe des faits du gouffre. »

Dans ses écrits et ses dessins, Victor Hugo découvre de nombreux noirs changeants. Il est en quête d’une « énergie noire » (peut-être proche de celle de Sade ?). Il trouve « une espèce de trou dans l’obscur ». Dans son enfance, il a perçu, en Espagne, des maisons noires et, en particulier, l’Escurial qui était « quelque chose de plus noir encore que ce qui était noir » ; il avait vu les cagoules des pénitents et le flamboiement de leurs yeux… Quand il regarde Othello et Desdemona, Othello est la nuit qui est amoureuse du jour : « La noirceur aime l’aurore. L’Africain adore la blanche. Othello a pour clarté et pour folie Desdemona. Comme la nuit a vite fait signe à la mort » …Victor Hugo affirme : « L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement. L’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir. »

Victor Hugo aime les nuits d’orages et d’excès. « J’appartiens sans retour (dit-il) à cette sombre nuit qu’on appelle l’amour. » Dans Les Travailleurs de la mer (1866), il énonce : « La nuit, c’est l’état propre et normal de la création spéciale dont nous faisons partie. Le jour, bref dans la durée comme dans l’espace, n’est qu’une proximité d’étoile. »

Dans ses voyages, Victor Hugo dessine des châteaux inquiétants, des châteaux-fantômes, leurs souterrains, leurs labyrinthes…

En 1834, François Arago, directeur de l’Observatoire, invite Victor Hugo à considérer la lune au télescope. Trente ans plus tard, la vision le marque. D’abord, il ne voit rien, sinon « une espèce de trou dans l’obscur ». Puis, il perçoit un volcan, un autre cratère. L’un se nomme le Promontoire du Songe. Hugo est ébloui : « Une sorte de serpent de feu se dessina dans cette noirceur, se roula en cercle et resta immobile. »

Quand Hugo dessine, l’encre serait une liqueur précieuse, un élixir de longue vie et de permanente écriture. L’encre pourrait être proche du sang, de la sève, des humeurs du corps, de l’éros fluide. Se manifestent l’inconscient du poète, sa peinture noire, l’aventure, l’invention inlassable, le hasard, la chance. Parfois, un dessin est marbré, tigré, ocellé. La plume de l’écrivain griffe et scarifie. Ce sont parfois les miroirs gondolés et ondulés, une moire chatoyante. Des rayons équivoques, des lueurs vacillantes, de grandes formes brouillées, des masques du carnaval, des visages déconcertants, les astres et les désastres surgissent.

1. En février 2012, un autre livre d’Annie Le Brun, Appel d’air (1989), est réédité (Verdier/poche).

Gilbert Lascault