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Psychanalyse et neurosciences peuvent-elles faire bon ménage ?

Article publié dans le n°1197 (01 juil. 2018) de Quinzaines

Il fut un temps, entre 1920 et 1970, où l’on comptait les « triomphes de la psychanalyse ». Depuis les années 1990, ce sont ceux du cerveau et de ses explorateurs. Pourtant, ce n’est pas si simple : les psychanalystes continuent, avec plus de modestie, à traiter les « maladies de l’âme » et les neurologues hospitaliers réparent le système nerveux central. Entre les deux, les relations n’ont rien d’évident ni d’aisé, mais elles sont indispensables.

 

Alexandre Luria, le grand rénovateur de la neurophysiologie
avec Freud.

Il fut un temps, entre 1920 et 1970, où l’on comptait les « triomphes de la psychanalyse ». Depuis les années 1990, ce sont ceux du cerveau et de ses explorateurs. Pourtant, ce n’est pas si simple : les psychanalystes continuent, avec plus de modestie, à traiter les « maladies de l’âme » et les neurologues hospitaliers réparent le système nerveux central. Entre les deux, les relations n’ont rien d’évident ni d’aisé, mais elles sont indispensables.

Que dit la psychanalyse des neurosciences ? 

Pendant très longtemps, les psychanalystes, occupés à pénétrer l’ensemble des sciences humaines et à être reconnus par elles, ignorèrent les efforts accomplis par des neurologues comme Donald Hebb (apprentissage neuronal) et Roger Sperry (plasticité du cerveau, conscience comme entité globale), un peu moins ceux des éthologues (comme Jakob von Uexküll ou Konrad Lorenz). Sigmund Freud rêvait, entre 1895 et 1900, que la psychologie se fondrait un jour dans la physiologie (Lettres à Wilhelm Fliess, Esquisse d’une psychologie scientifique). Il n’y renonça jamais entièrement (il en parle dans son Abrégé de psychanalyse, publié inachevé en 1945), bien qu’à partir des années 1920 il se soit surtout intéressé à la culture. Jean Laplanche remarquait le « fourvoiement biologique » qui a toujours hanté Freud.

La plupart des psychanalystes ont tenu à éviter ce « fourvoiement », au point de critiquer systématiquement la neurophysiologie : celle-ci ne traitait que des réflexes, elle était grossièrement attachée à des aires spécialisées du cerveau, elle n’avait rien à dire sur les activités complexes, conscientes et inconscientes. Et, surtout, l’histoire culturelle des individus restait pour elle lettre morte.

Certains voulaient bien admettre qu’existaient des maladies nerveuses organiques et des causes organiques partielles des psychoses et de l’autisme, et ce d’autant plus qu’on les comprenait mal.

Les critiques internes de la psychanalyse depuis les années 1980 (par exemple, Jeffrey Masson, qui remit en avant la réalité des traumatismes psychiques, ou Maria Torok, qui posa des Questions [impertinentes] à Freud – faisant écho à celles de Ferenczi dans les années 1930), puis une campagne de calomnies malveillantes et mal informées, ont placé celle-ci sur la défensive. Deux effets opposés ont suivi : une lutte acharnée contre les autres psychothérapies et une surenchère des idées absconses (notamment chez les disciples de Jacques Lacan) ; une timide acceptation que le psychique est bien lié au corporel, non seulement par les phénomènes de conversion (hystériques ou autres) et par la psychosomatique, mais aussi par l’idée d’une continuité organique-psychique.

Que disent les neurosciences de la psychanalyse ?

Le plus souvent, elles accusent les psychanalystes de poser leurs concepts sur des hypothèses invérifiables, de ne pas comprendre le rôle du cerveau dans les sentiments et les émotions, d’autant plus qu’ils restent dualistes (ce que leur reproche notamment Antonio Damasio, depuis L’Erreur de Descartes), de se fier simplement à des récits de patients invérifiables, de refuser de se soumettre aux règles du jeu professionnelles (médicales et scientifiques), à commencer par la formation (douteuse) et l’évaluation (inexistante) des psychanalystes.

Cependant, elles ne disconviennent pas que les psychanalystes parviennent à décrire des « mécanismes » psychiques et obtiennent quelques résultats, en complément des traitements organiques.

Espèce menacée en France, les psychiatres, dont l’activité principale devient d’ordonner des psychotropes[1], s’imprègnent des neurosciences, mais ne renoncent pas entièrement à la psychanalyse (la cure par la parole sert à quelque chose, même si la théorie freudienne est en perte de vitesse). Ce sont plutôt eux, ainsi que quelques neurologues, qui vont accomplir le rapprochement.

Comment psychanalystes et neurologues tentent-ils de s’associer ?

Cette association se produit de plusieurs manières, plus ou moins mutuelles :

– Une tentative d’intégrer les deux en une nouvelle discipline, qui fait appel aux tests neurologiques et à la cure par la parole. C’est la neuropsychanalyse[2], fondée parMark Solms[3] (qui dirige aussi une nouvelle édition des œuvres de Freud en anglais), à partir des initiatives d’Eric Kandel[4] et de ses travaux sur la mémoire. Pour Mark Solms, il n’est pas question de confondre, par exemple, le fonctionnement de l’inconscient et celui de l’hémisphère droit du cerveau, mais la lésion d’une partie des lobes frontaux correspond à la disparition des rêves, de la libido et de l’appétit en général. Il propose ainsi de sonder les capacités de personnes lésées, puis de les prendre en analyse. Le but étant de savoir si les deux approches se rapportent aux « mêmes fragments de réalité ». Il est notamment suivi par François Ansermet et Pierre Magistretti, l’un pédopsychiatre et l’autre neuroscientifique, lesquels, par exemple, mettent en avant la plasticité productrice d’un sujet unique, singulier – pour les neurologues autant que pour les psychanalystes[5]. Bernard Golse, de son côté, combat l’idée que l’autisme puisse être seulement un dérèglement chimique, alors qu’il s’agit d’une grave altération de la personnalité[6].

– Une propension à jouer sur leur complémentarité, en partageant les domaines : l’affectif (psychanalyse), le cognitif (neurosciences), tout en sachant qu’affect et intellect interfèrent. C’est le cas de Lionel Naccache, qui n’hésite pas à qualifier Freud de « Christophe Colomb des neurosciences[7] », en ce sens que Freud se trompa beaucoup sur les dynamiques inconscientes, mais qu’il eut le génie d’accorder une importance majeure à l’interprétation des récits des patients. Pour Lionel Naccache, il est vain de vouloir rapprocher psychanalyse et neurosciences, mais elles peuvent s’éclairer mutuellement.

– Chercher dans la vie psychique un modèle pour la vie cérébrale et non l’inverse (Daniel Widlöcher[8]) et, par suite, comprendre l’influence des conduites, intellectuelles et affectives, sur les dispositions corporelles, voire les changements anatomiques au niveau organique et cellulaire (influence des passions sur l’organisme), c’est-à-dire l’extension du psychosomatique au niveau neuronal. Avec trois liens privilégiés : les pathologies organiques et la personne ; la psychologie et la pharmacothérapie ; l’action du sens sur le processus psychophysiologique.

Quelle que soit l’orientation choisie, il semble que tous partagent quelques convictions sur l’adaptabilité et la plasticité neuronale et psychique ; l’importance du métabolisme (recherche de stabilité) ; la complémentarité du génétique (héritage inconscient ; génétique moléculaire) et de l’épigénétique (effets de l’environnement : physique, biologique, psychique). Le champ de recherche reste très ouvert.

Que peut-on attendre de ces rapprochements ?

D’abord qu’ils aient lieu sous l’égide de la modestie (que préconise Mark Solms) : la prétention à l’hégémonie de certains psychanalystes entre les années 1920 et 1950 (c’était un nouvel éclairage de « toutes » les sciences humaines) leur a valu bien des avanies ; la prétention des neurosciences à devenir un modèle pour « toutes » les sciences biologiques et humaines risque de leur coûter beaucoup. La coopération ne peut naître que d’une reconnaissance mutuelle… qui pourrait toucher, en France, plus de 40 000 professionnels de la santé mentale et du système nerveux.

Ensuite qu’ils s’appuient, de mon point de vue, sur :

1. L’acceptation sans réserve du darwinisme, ce qui inclut les idées de variations sans hiérarchie (le cerveau humain n’est pas la plus grande merveille de l’univers), d’adaptabilité et de plasticité. Cela étant commun au naturel et au culturel (les langues, les mœurs, les lois, sont sélectives et n’obéissent pas à un projet d’« instruction »).

2. L’acceptation d’un monisme intégral du corps et de l’esprit, ce qui inclut l’identité entre cognitif et affectif (savoir et vouloir sont une seule et même chose, selon Spinoza) ou entre énoncer et juger (selon Nietzsche). Ce qui n’empêche en rien plusieurs formes d’inconscience et de conscience, chaque méthode d’exploration trouvant les siennes.

3. L’acceptation de l‘existence de divers niveaux d’intégration, irréductibles les uns aux autres et pourtant complémentaires, comme le mit en évidence François Jacob en 1970. Par suite, il n’est pas utile de mettre en compétition la biochimie du cerveau, les neurosciences, la psychanalyse, voire les descriptions littéraires et artistiques de l’esprit, pour trouver la « vérité » du psychisme. 

Pour être clair, j’userai d’une analogie avec la nourriture :

– La base est la physico-chimie de la nutrition : à quoi sert-il de manger (protéines, sels minéraux, etc.) ? Et comment se déroule la digestion (mécanique et chimique) ? > corps à corps ;

– Les règles à respecter pour manger sainement forment la diététique : comment bien se nourrir pour préserver son corps (éviter les poisons, chercher l’équilibre) ? > corps-esprit ;

– L’art de la table, ou gastronomie, consiste à donner du goût aux aliments et à rendre plaisants les repas pris en commun > corps et âmes (autrement dit, partage intersubjectif).

La physico-chimie contribue à une bonne diététique, mais celle-ci ne se résout pas en biochimie ; il vaut mieux connaître la diététique pour être cuisinier, mais les goûts culinaires sont un héritage et une invention culturels qui excèdent, une fois pour toutes, toute biochimie et toute diététique.

De manière analogue, il me semble que :

– La base est la biochimie du système nerveux : corps à corps (neurones, cellules gliales, synapses) ;

– Sur laquelle se constituent les conduites neurosensorimotrices, objet d’étude de la neurophysiologie : corps-esprit (vision, audition, mémoire, imagination, etc.) ;

– La psychologie se tient à l’intérieur de ses conditions d’existence (invariants et variations biochimiques et neurologiques) et se ramifie selon de multiples expériences culturelles, entraînant des liens de cause à effet plurivoques, non linéaires et le plus souvent probabilistes.

Ainsi, on saura précisément quel est le parcours d’une chanson entre l’oreille et le cerveau, moins précisément quelle émotion elle suscite dans le cerveau à un moment donné pour un individu donné, mais il faudra recourir à l’histoire de cet individu pour savoir quel effet, durable ou non, elle peut avoir sur ses sentiments et ses activités.

Ces distinctions maintenues, chacun pourra œuvrer avec mesure dans son domaine, au bénéfice de tous : médecins, chercheurs, patients, individus et populations.

[1]. Les Français en consomment deux fois plus que les autres pays européens ; un tiers des plus de 65 ans en usent régulièrement. Ils peuvent être prescrits par le médecin traitant et finiront par être de l’automédication, si l’on parvient à les commander sur Internet. Il n’y aura alors plus besoin des psychiatres sauf pour les expertises juridiques et les internements d’office en section psychiatrique des hôpitaux et des prisons.
[2]. Le dernier point sur les avancées de la neuropsychanalyse a été fait, en France, avec un très bon résumé historique, par Colette Chiland et Jean-Philippe Raynaud (dir.), Cerveau, psyché et développement, Odile Jacob, 2014. De manière générale, Odile Jacob, elle-même docteur en psychologie de l’université Harvard, publie de nombreux livres de neuropsychologues et de psychanalystes. Récemment : Pierre-Marie Lledo, Le Cerveau, la machine et l’humain, Odile Jacob, 2017.
[3]. Son livre – The Brain and the Inner World (Karnac Books, 2002), Le Cerveau et le monde interne (PUF, 2015) – est un modèle du genre : très clair, faisant le point sur les connaissances et les limites des neurosciences (notamment sur la mémoire, les émotions, le rêve, la conscience), critiquant les théories des psychanalystes (devenues concurrentes et dogmatiques), mais défendant leurs démarches. Il reste, à mes yeux, la meilleure introduction au rapprochement entre les deux disciplines. Solms a fondé la Société internationale de neuropsychanalyse en l’an 2000. Voir le site Internet : http://npsa-association.org
[4]. Eric Kandel, À la recherche de la mémoire. Une nouvelle théorie de l’esprit, Odile Jacob, 2007.
[5]. François Ansermet et Pierre Magistretti, À chacun son cerveau. Plasticité neuronale et inconscient, Odile Jacob, 2004 ; Neurosciences et psychanalyse (colloque au Collège de France du 27 mai 2008), Odile Jacob, 2010.
[6]. Bernard Golse, Mon combat pour les enfants autistes, Odile Jacob, 2013.
[7]. Lionel Naccache, Le Nouvel Inconscient, Odile Jacob, 2006, Poche, 2009.
[8]. Daniel Widlöcher, « Le cerveau aux frontières de la pratique psychanalytique », in Lisa Ouss, Bernard Golse, Nicolas Georgieff, Daniel Widlöcher, Vers une neuropsychanalyse ?, Odile Jacob, 2009.

Michel Juffé