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Qui se souvient d'Henri de Régnier?

Article publié dans le n°1130 (16 juin 2015) de Quinzaines

Il y a peut-être, outre Patrick Besnier, érudit et intrépide biographe, quelques lecteurs disséminés de par le vaste monde qui se souviennent de ce héraut du symbolisme, le mouvement artistique fièrement élitaire sans lequel le surréalisme, qui en fit une de ses sources, n’aurait sans doute jamais existé, ou aurait été bien moins soucieux de perfection formelle.
Patrick Besnier
Henri de Régnier
(Fayard)
Il y a peut-être, outre Patrick Besnier, érudit et intrépide biographe, quelques lecteurs disséminés de par le vaste monde qui se souviennent de ce héraut du symbolisme, le mouvement artistique fièrement élitaire sans lequel le surréalisme, qui en fit une de ses sources, n’aurait sans doute jamais existé, ou aurait été bien moins soucieux de perfection formelle.

Très grossièrement, tout se noue autour de Mallarmé et de Zola, qui naissent dix ans avant le milieu du XIXe siècle, Zola en 1840, Mallarmé en 1842, et meurent de part et d’autre de la date cruciale de 1900 (Mallarmé en 1898, Zola en 1902). Date clé, qui marque l’apogée de l’Europe leader du monde moderne, industrie et culture mêlées, et l’entrée de la même Europe sur le toboggan où elle glissera jusqu’au suicide collectif de 1914, à une vitesse uniformément accélérée.

Dans une large mesure, le symbolisme et sa religion du style se sont construits contre le naturalisme et ses sujets empruntés à la réalité sociale, bien qu’on puisse déceler dans les meilleurs romans de Zola un lyrisme de l’écriture qui est d’essence plus poétique que réaliste. Mais enfin Les Rougon-Macquart, c’est de la littérature « engagée », alors que le symbolisme est du côté du « maniérisme » (au sens italien, non péjoratif, du terme), et ne craint pas, parfois, de pousser le culte de la beauté littéraire vers les excès esthétisants prônés par Des Esseintes, le héros exalté-vanné d’À rebours, chef-d’œuvre de Huysmans (1884) qui sera pour certains des symbolistes une sorte de bréviaire.

Henri de Régnier, issu d’une aristocratie foudroyée par la Révolution et qui n’a pu résister à l’ascension de la bourgeoisie marchande, est le cadet de vingt ans de Mallarmé et de Zola. Né en 1864 dans une famille imbue de ses préjugés nobiliaires, d’un catholicisme réfractaire, d’une morgue qui tente de surmonter la réalité du déclassement, il « monte » avec sa famille de Honfleur à Paris, fait ses études (médiocres) au collège Stanislas, puis s’inscrit en droit sans vocation et finalement se livrera tout entier à la poésie puis au roman tout en sacrifiant au journalisme alimentaire qui le fera vivre, plutôt bien, compte tenu de besoins importants (la société qu’il fréquente est celle du faubourg Saint-Germain : on reçoit, on dépense, on voyage beaucoup).

En somme, Henri de Régnier avait tout pour devenir, même en suivant sa vocation d’écrivain, un petit maître comme Robert de Montesquiou, auteur des Hortensias bleus et l’un des modèles du baron de Charlus, quintessence de cette classe cultivée, intelligente souvent, mais stérile, qui anime les salons proustiens. Physiquement d’ailleurs, l’élégant à l’allure de dandy, taille élancée, moustaches tombantes, monocle vissé à l’œil gauche, semble trouver naturellement sa place à côté des Basin et Oriane de Guermantes, dont il ne possède pas la fortune puisque, contrairement à eux, il lui faut gagner sa croûte dorée, mais dont il semble partager les ambitions, qui ne devraient pas s’élever bien au-dessus d’une réussite mondaine un peu frottée de culture d’emprunt.

Or, Henri de Régnier échappe à cette fatalité de l’insignifiance. Le premier talent de ce raté potentiel fut en effet de choisir ses amis d’adolescence, Vielé-Griffin, riche héritier mais néanmoins poète raffiné, Pierre Louÿs et son étincelant brio, le délicat Jean de Tinan, quelques autres, et surtout de rester fidèle à un patron rencontré dès 1885, Mallarmé. 1885, c’est l’année même où meurt Hugo, qui, comme dit Mallarmé, « était le vers personnellement ». Une fois le Titan abattu, le symbolisme prend véritablement son essor, dans un tout petit cercle naturellement – il ne sera jamais populaire – mais à une époque où, Julien Gracq le rappellerait un jour, « Mallarmé n’avait que cent lecteurs, mais qui se seraient fait tuer pour lui ». L’époque des revues éphémères et ambitieuses, où toutes les expérimentations esthétiques, notamment celles du vers classique et du vers libre naissant, semblaient plus que possibles : indispensables.

Une des preuves de la qualité, à la fois comme artiste et comme homme, du jeune Henri de Régnier, c’est d’avoir pu être, d’emblée ou presque, dès son premier recueil, publié chez Vanier, l’éditeur de Verlaine (Les Lendemains, 1885), accueilli par Mallarmé, puis élu et reconduit tacitement, au fil des publications – à partir de 1895, ce sera au Mercure de France d’Alfred Vallette et Rachilde –, comme son disciple principal, au moins jusqu’au moment où Paul Valéry devient le préféré, mais c’est peu d’années avant la mort de l’auteur du Coup de dés, à qui Régnier restera d’une absolue fidélité bien qu’il ait peu à peu, non pas délaissé la poésie pour la prose, mais donné à celle-ci la première place dans son abondante production. Un des paradoxes de l’écrivain Régnier, prosateur exigeant et merveilleux styliste de La Canne de Jaspe qui reprend, à l’automne de 1897, les textes brefs de Contes à soi-même (1893) et du Trèfle noir (1895), en leur adjoignant la suite fantasque intitulée Monsieur d’Amercœur, c’est pourtant que cette esthétique du rare et du peu ne l’a pas empêché de se transformer très vite en véritable machine à écrire. De la naissance du poète en 1885 à la mort de l’académicien encore illustre en 1936, c’est-à-dire au cours des cinquante années laborieuses d’une carrière ininterrompue, on recense quatre-vingt-dix-neuf publications (recueils de poèmes, essais, monographies de lieux, romans), deux en moyenne par an, ce qui fait de l’auteur pour happy few des débuts un stakhanoviste de la plume.

Beaucoup de scories (dont Régnier était parfaitement conscient) dans tout cela, c’est fatal, et un glissement très net vers le réalisme, limité toutefois à des sujets (tragédies amoureuses ou familiales, en particulier) plus psychologiques que sociaux et du reste volontiers sevrés de l’observation directe du quotidien par leur trame plus fréquemment historique que contemporaine. On aurait tort de mettre cette furia d’écriture en prose au compte exclusif du besoin d’argent – récurrent tout au long de la vie de Régnier – ou d’une volonté de rivaliser avec les succès remportés par sa femme Marie de Heredia, la fille du poète, qui, sous le pseudonyme de Gérard d’Houville, fut une romancière réellement populaire.

Comme poète, Régnier s’est assez vite fatigué de la préciosité symboliste et s’est consacré à ciseler les vers de circonstance dont son exubérante existence mondaine lui fournissait l’occasion, en cela du reste disciple aussi du Mallarmé des Tombeaux et des Toasts, sans jamais l’égaler en génie. On le sait, la recherche de l’art pour l’art en prose, légitimée par Mallarmé lui-même, qui ne voyait entre vers et prose également éloignés de « l’universel reportage » qu’une différence d’« accentuation », a été la grande affaire du symbolisme et, bien avant lui, de Baudelaire, puis de Barbey d’Aurevilly et de Villiers de L’Isle-Adam (tous deux morts en 1889), de Remy de Gourmont, de Jarry, de Laforgue et, bien entendu, de Proust.

Régnier, qui allait connaître les fulgurantes transformations de l’Histoire européenne puisqu’il a vécu la Première Guerre mondiale (sans accès de délire nationaliste) et assisté inquiet aux prodromes de la Seconde, n’a jamais renoncé aux prestiges de cette prose dont la proximité avec l’exigence poétique n’était pas rompue. Des contes de La Canne de Jaspe au premier roman de 1900 (La Double Maîtresse), à l’érotisme noir de La Pécheresse (1920), enfin au chef-d’œuvre de 1928 L’Altana, patchwork admirablement entrelacé des souvenirs que l’esthète voluptueux avait accumulés pendant ses dix longs séjours à Venise, la cité décadente par excellence, l’idéal symboliste de la beauté est demeuré intact. 

Cela fait, certes, en 1936, de l’homme au monocle, du « cocu nombreux » (comme dit Marcel Aymé) que la volcanique Marie trompa continûment – mais la chose est complexe car l’étrange mariage blanc de Marie et d’Henri reposait sans doute sur un pacte secret : ne produisit-il pas un fils que l’époux aima comme le sien et qui était de Pierre Louÿs ou de Jean de Tinan, sans que rien de tout ce désordre apparent aboutît à un divorce ? – une sorte de fantôme noble et altier d’un passé révolu. Moins pour nous toutefois en 2015, près de cent ans plus tard. Chacun ne sait-il pas que du romantisme est issu le symbolisme, du symbolisme le surréalisme, de celui-ci le Nouveau Roman, ce qui établit une riche filiation des excellences littéraires ?

Et chacun de ceux pour qui la chose écrite, si elle doit se perpétuer sur papier, aura encore longtemps pour but de réinventer un monde décevant et d’enchaîner cette recréation « dans les anneaux d’un beau style », selon la formule de Proust, ne pressent-il pas qu’en s’appuyant sur cette filiation les écrivains du futur renoueront forcément avec des artistes « démodés » comme Henri de Régnier ?

Maurice Mourier

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