Sur le même sujet

A lire aussi

Romancier, au-delà des malentendus

Article publié dans le n°1036 (16 avril 2011) de Quinzaines

 Le mot trône sur la tranche, au singulier : « œuvre ». Sous ce terme sont rassemblés tous les romans publiés par Milan Kundera, ses essais et sa pièce de théâtre Jacques et son maître. Quinze livres, c’est tout. Pas de biographie de l’auteur, pas de notes, pas de variantes, et un appareil critique réduit à quelques choix bibliographiques et à la stricte « biographie de l’œuvre ». Laquelle donne à comprendre le parcours du romancier, ses refus et ses choix.
 Le mot trône sur la tranche, au singulier : « œuvre ». Sous ce terme sont rassemblés tous les romans publiés par Milan Kundera, ses essais et sa pièce de théâtre Jacques et son maître. Quinze livres, c’est tout. Pas de biographie de l’auteur, pas de notes, pas de variantes, et un appareil critique réduit à quelques choix bibliographiques et à la stricte « biographie de l’œuvre ». Laquelle donne à comprendre le parcours du romancier, ses refus et ses choix.

L’attitude de Kundera provoque parfois bien des irritations. On comprend mal son refus de paraître désormais sur des photos, de donner des interviews, de se montrer à la télévision. On se rappelle une superbe émission d’Apostrophe lors de laquelle il dialoguait, entre autres, avec son vieil ami Nadeau. Depuis, il se tient à l’écart. Son besoin de revoir toutes les traductions de ses romans a surpris, par son caractère systématique, presque obsessionnel. Cela, et bien d’autres comportements ou choix du romancier, on le découvre et on le comprend mieux en lisant le texte que François Ricard consacre aux différentes œuvres qui constituent cet ensemble.

Depuis le milieu des années soixante tout ce qu’a écrit Kundera a connu les malentendus, les inexactitudes ou déformations. Le succès lui-même est un malentendu : la parution de La Plaisanterie au moment de l’entrée des troupes soviétiques dans Prague, en août 68, la très belle préface d’Aragon évoquant un « Biafra de l’esprit », ont fait de l’écrivain né à Brno un dissident, une figure de la lutte contre le totalitarisme. Un premier rédacteur de Gallimard y avait bien vu le « roman idéologique par excellence. L’écriture et l’action n’y représentent que peu de chose par rapport à la leçon que l’auteur tire de ce récent passé ». Énorme erreur ! « Les années cinquante, déclare l’auteur en 1966, m’ont sollicité parce que l’histoire, alors, procédait sur l’homme à des expériences inédites, le montrant dans des situations jusqu’alors inconnues et enrichissant ainsi mes doutes et mes hypothèses sur ce qu’est l’homme et sa condition. »

Les romans qui ont suivi, écrits alors que l’auteur ne pouvait plus publier, que ses livres étaient retirés de la vente ont également été interprétés comme des textes de résistance contre l’oppression. La critique en France le perçoit comme un « écrivain persécuté », comme un auteur politique. Kundera a porté malgré lui un étendard trop lourd pour lui. Un étendard dont il ne voulait pas. Sa véritable résistance – ce qu’il nomme aussi sa sagesse, c’était d’être romancier : « une position, écrit-il dans Les Testaments trahis, excluant toute identification à une politique, à une religion, à une idéologie, à une morale, à une collectivité ; une non-identification consciente, opiniâtre, enragée, conçue non pas comme évasion ou passivité, mais comme résistance, défi, révolte ». S’il n’a jamais varié dans ses positions, s’affirmant donc comme romancier, il a dû ensuite affronter le désamour, voire l’hostilité de ceux qui se le figuraient comme un « Parisien », à partir du moment où il s’est installé en France, a connu le succès dans son pays d’adoption comme dans le monde entier. Pendant un temps, on l’opposait aux dissidents restés derrière le Rideau de fer. Puis après la Révolution de velours, on le considérait avec embarras ou jalousie dans son pays natal, ou bien on déplorait un certain conservatisme trouvé dans ses romans écrits en français, La Lenteur, L’Identité ou L’Ignorance. Là-derrière, toujours, une conception de la littérature comme servant ou illustrant une cause et le regret que Kundera n’y adhère pas. Certains textes, comme « Un Occident kidnappé », publié en 1983 dans Le Débat, donnaient à comprendre sa position exacte à l’égard des systèmes totalitaires. L’essayiste y définissait la petite nation, montrait la fragilité de tous ces États qui ne peuvent affronter leurs puissants voisins et montrait que la culture, qui était le ciment de cette Europe au-delà de ses frontières, était ce qui forgeait son identité. Cet article fondateur qu’on trouvera cité dans l’édition de la « Pléiade » fait hélas partie des textes que Kundera n’a pas voulu publier intégralement, considérant que c’était un texte de circonstance. Il est vrai que nombre de thèses ou de points abordés dans ce texte sont repris dans L’Art du roman ou Les Testaments trahis.

Si le malentendu a porté sur la politique, il a également porté sur le style, sur la forme romanesque, en somme sur ce qui fait le cœur du travail de romancier. Là aussi, le mal vient de très loin et explique la rigueur de l’auteur. On se rappelle peut-être la première traduction de La Plaisanterie. Ricard la rappelle. Kundera a laissé son traducteur procéder. Quelques années plus tard, il est interrogé par Finkielkraut sur son style fleuri, rempli de métaphores, d’images parfois étonnantes. Il relit le texte et s’aperçoit des contresens, des transformations infligées aux personnages par un traducteur croyant bien faire. Il n’est pas encore question de testaments trahis mais on comprend pourquoi ce thème obsédera le romancier. Les exemples de trahison ne manquent pas. Ainsi, un éditeur anglais décide-t-il de supprimer toute la partie du roman consacrée au folklore morave. Un traducteur italien, qui ne sait pas le tchèque, explique à l’auteur qu’il a traduit le roman « avec son cœur ». Par la suite, les trahisons seront moins graves et Kundera trouvera en François Kérel, son traducteur jusqu’à L’Insoutenable Légèreté de l’être. Mais alors, c’est du cinéma que naîtra le malentendu ou la trahison. Kundera a enseigné à l’école de cinéma de Prague. Il a été le professeur de Forman, de Menzel, de Passer. En 1969, il a écrit le scénario de La Plaisanterie que Jaromil Jirès a filmé. Il en était très satisfait, comme de l’adaptation de deux nouvelles tirées de Risibles amours. Mais la version que donne Philip Kaufman de ce roman ne lui plaît pas. Il aurait aimé que le film soit réalisé par Agneszkia Holland, assistante de Wajda sur son Danton. Elle a traduit le roman en polonais, comprend bien l’univers du romancier. Le film hollywoodien connaît un immense succès ; cela ne console en rien l’auteur.

Reste, au-delà des malentendus et trahisons le romancier que cette édition donne à lire et qu’on s’en voudrait d’oublier ici. Cette « Pléiade » sobre, voire austère, rassemble une œuvre détachée de son contexte, pour reprendre le propos de Ricard en préface, un ensemble dans son classicisme. Le mot ne vient pas par hasard et il faut le conjuguer avec son contraire, modernité. Classique et moderne, Kundera l’est à plus d’un titre. D’abord parce qu’il lit, aime les classiques, à commencer par Rabelais et Cervantès au cœur de sa réflexion de praticien, en continuant par Diderot, Vivant Denon ou Laclos dont le style sec, sans effet, tendu, l’influence au plus haut point. D’édition en édition, Kundera revoit ses textes pour aboutir à cette clarté française qu’il ne cesse d’admirer. De Diderot, il aime aussi « la liberté euphorique de la composition », le mélange des genres, le passage si rapide de la pure fiction à l’essai, de la prose à l’interrogation. Comme lui, il montre les artifices de la fiction, il intervient, met en scène les « égos expérimentaux » qui se trouvent jetés dans un monde qu’ils ne connaissent pas. Que cette scène soit tchèque ou française importe peu. Les personnages de La Valse aux adieux et ceux de La Lenteur ont en commun de se débattre comme ils le peuvent les uns face aux autres, confrontés à la disparition de l’intime, de l’espace privé. Et toujours la question de la mémoire, de l’oubli, des événements qui s’effacent comme il le décrit si bien dans certaines pages du Livre du rire et de l’oubli, par exemple. Enfin, dès Risibles amours, l’écrivain pressent que l’unité d’action peut être remplacée par l’unité des thèmes, donnant plus de souplesse à sa construction.

Mais la réflexion et la pratique de Kundera sont aussi celles d’un moderne. D’un modernisme qu’on ignorait. Le terme renvoie en effet, pour nous, en France, à la tradition de l’anti-roman, à la mise en question du genre romanesque par ce qu’on a abusivement appelé Nouveau Roman (or, quoi de commun, sinon un éditeur commun, entre Robbe-Grillet, Butor, Simon et Nathalie Sarraute). Kundera s’appuie sur une autre tradition de la modernité, celle qui a notamment fleuri à Prague entre les deux guerres, autour de Kafka et Hašek, non loin des premiers structuralistes comme Mukarowski ou Jakobson, mais aussi du compositeur Janáček. Elle est anti-lyrique au sens où elle rejette toute expression abusive d’un moi (ce sera le sens de La vie est ailleurs, histoire d’un poète… qui se trahit). Elle rejette une posture que Kundera nomme également « kitsch », « extase » ou « graphomanie » dans ses essais. Elle emprunte au surréalisme sa capacité à faire du rêve un moteur de la fiction, elle a aussi quelque chose de plébéien, ce que Hrabal comme Hašek a gardé. Cette modernité n’est pas seulement tchèque ; elle est centre-européenne et on la trouve aussi bien chez Musil et Broch (deux des maîtres de Kundera) que chez Gombrowicz, chez Danilo Kiš parmi ses contemporains. Tous ont en commun le goût et le besoin de la composition, le sens de la « métaphore de la lucidité analytique » outil pour la compréhension des personnages, les changements de genre ou de registre et surtout la suspension de tout jugement moral. Ils appartiennent à cette littérature mondiale que Kundera fait sienne, comme Broch se sentait contemporain de Joyce et de Gide, et non de ses compatriotes autrichiens. La modernité romanesque, selon l’auteur de L’Art du roman, elle est aussi chez ses amis Fuentes, García Márquez, chez Cortázar ou chez Philip Roth dont il a préfacé Professeur de désir. Tous sont d’abord, encore et toujours des romanciers, partageant une même conviction : « Le roman n’affirme rien, il cherche, il pose des questions. […] La bêtise des hommes vient de ce qu’ils ont réponse à tout. La sagesse du roman c’est d’avoir question à tout. »

Classiques, modernes, ces adjectifs nous ont souvent obnubilés. Le mérite de Kundera est à la fois de les définir et de les dépasser. Dans Une rencontre, comme dans nombre d’écrits de circonstance qu’il n’a pas voulu reprendre, il évoque ceux qu’il lit, qu’on a longtemps inscrits sur des listes noires : Anatole France, honni par Breton, Malaparte, enfermé dans son statut d’écrivain fasciste (il fut un bref temps proche de Mussolini), Céline, tant d’autres encore. Et puis l’on revient aux fondateurs, et on se rappelle alors que Kundera a appris et pratiqué la musique, qu’elle est à l’origine de tout : Stravinski, Bartok et surtout Janáček. Pas de hasard et devrait-on dire, pas de malentendu possible. Mais cet espoir n’est-il pas vain ?

Norbert Czarny

Vous aimerez aussi