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Se choisir coupable

Article publié dans le n°1131 (01 juil. 2015) de Quinzaines

Comment être à la hauteur d'un premier livre qui obtint, entre autres, le prix Goncourt du premier roman et donna immédiatement à son auteur une notoriété littéraire? Un homme effacé (Gallimard, 2013), Alexandre Postel publie chez le même éditeur L'Ascendant, où il prolonge avec intelligence son inspiration tout en la faisant basculer dans le registre du roman noir.
Alexandre Postel
L'ascendant
Comment être à la hauteur d'un premier livre qui obtint, entre autres, le prix Goncourt du premier roman et donna immédiatement à son auteur une notoriété littéraire? Un homme effacé (Gallimard, 2013), Alexandre Postel publie chez le même éditeur L'Ascendant, où il prolonge avec intelligence son inspiration tout en la faisant basculer dans le registre du roman noir.

Comme Un homme effacé, ce nouveau roman met en scène un mécanisme – à la fois psychologique et policier – de la culpabilité involontaire. L’univers d’Alexandre Postel se construit autour de cette énigme, dont il tire des effets romanesques saisissants : comment un individu ordinaire découvre l’emprise insidieuse et terrifiante du mal, à l’occasion d’un événement apparemment anodin. On est proche de l’univers de Kafka, par une culpabilité sans cause lovée dans les méandres les plus mornes de la vie quotidienne. On peut penser aussi à Camus, par une écriture qui met au premier plan les sensations physiques au détriment des mécanismes de causalité et d’intelligibilité, et par une construction narrative proche de celle de L’Étranger.

C’est incidemment, et par glissements insensibles d’un événement à un autre, que le héros-narrateur va forger sa culpabilité tout en découvrant celle de son père. Cette figure paternelle hante le livre, dont le titre associe en ses deux sens l’image du géniteur et l’emprise qu’il exerce sur son fils. La composante psychologique demeure cependant longtemps implicite et souterraine, car ce roman est aussi à sa manière une sorte de thriller qui joue avec les codes du récit d’horreur, dans la tradition du « roman noir ». Alexandre Postel en décline certains motifs avec insistance : la jeune fille prisonnière, la cave, l’escalier que l’on descend, et jusqu’à un crâne que l’on découvrira dans une canalisation… Le récit traite ces images à la limite de l’épure abstraite, par des retours obsessionnels sans variation. Si le refus du pathos accentue l’atmosphère d’angoisse, il rappelle tout autant qu’il s’agit d’un jeu avec un code littéraire.

Le roman change d’ailleurs progressivement de registre, traduisant une réelle maîtrise d’écriture. Au début, tout est banal, sans relief, comme englué dans la monotonie d’une existence commune et sans perspective (l’identité du héros nous est dérobée, autant que le nom de la ville où se déroule l’intrigue). Le sentiment de l’absurde affleure dans des descriptions éparpillées, parfois curieusement précises tant elles semblent manquer de signification globale. Et c’est insensiblement que le récit gagne en épaisseur, psychologique et narrative, conduisant le lecteur à réévaluer tout ce qui précède. La logique habituelle du roman est ainsi subvertie, puisque la contingence apparente des événements est après coup ressaisie par un mode de construction qui ne se dévoile qu’à la fin. L’emblème de cette technique narrative est certainement la « colonne de chute des eaux usées », dont la mention revient dans le récit comme par une fixation hypnotique d’abord inexplicable : c’est à l’intérieur de ce conduit que le héros découvrira un crâne lui révélant le crime de son père.

Cette installation est aussi emblématique de tous les transferts qui s’opèrent d’un niveau à l’autre du texte, par des substitutions d’identité : très vite, le héros se sent comme « un homme égaré dans un théâtre et qui, soudain, se trouverait sur le devant de la scène, obligé de jouer un rôle qu’il ignore » ; à la fin, après avoir compris et assumé – en la prolongeant par un autre crime – la culpabilité de son père, il fusionnera avec lui, devenant son enfant, comme s’il se retrouvait biologiquement porté par lui : « Je me suis dit que j’étais à l’intérieur de mon père ». Ce vertige d’identités se réfléchit dans un schéma de dédoublement constant : de même qu’il y a deux « colonnes d’eaux usées », il y a deux cadavres, mère et fille, deux criminels, le père et le fils, lequel accédera à la fin à la conscience de n’avoir « jamais fait que répéter la même chose ».

Derrière l’intelligence narrative qui commande le récit, apparaissent des thèmes existentiels profonds qui affleuraient déjà dans Un homme effacé : avec la problématique de la culpabilité sans cause qui s’accompagne d’un sentiment de nausée (à l’image de ces « journées qu’on habite comme un corps sans tête »), se dessinent les contours d’un tragique moderne : une « machine infernale » sans transcendance où le destin prend la forme d’un piège mécanique, à la fois aléatoire et imparable, qui donne « le sentiment que tout était logique, qu’une nécessité inéluctable enveloppait ces événements ». Dans ce monde sans dieux où le hasard se confond avec le destin, l’image paternelle tient lieu de figure tutélaire, substitut certes défaillant mais nécessaire, comme le montre la scène fondatrice que formule la fin du roman : « je découvre que mon père n’est pas bon mais que je veux pourtant rester son enfant ». 

Emprunt volontaire ou non ? Cette dernière expression démarque une formule de Roland Barthes dans son célèbre Sur Racine. S’interrogeant sur les origines de la tragédie à la lumière de la psychanalyse, Barthes affirmait : « Tout Racine tient dans cet instant paradoxal où l’enfant découvre que son père est mauvais et veut pourtant rester son enfant. » Cette reprise presque mot pour mot révèle le professeur spécialiste de littérature française qu’est Alexandre Postel. À le relire sous cet angle, son roman agrège bien des fragments d’écritures. De loin en loin s’entendent Verlaine (« une voix qui n’était ni tout à fait la mienne ni celle d’un autre »), Flaubert (« présent partout mais visible nulle part »), Proust (dans une merveilleuse rêverie onirique sur l’oreille, assimilée à un « coquillage rejeté par la mer »), et Camus, celui de La Chute (comme dans cet ultime récit, le héros confesse après coup à son lecteur/auditeur la découverte de la culpabilité irrémédiable), et celui de L’Étranger (le livre s’ouvre sur la mort d’un proche, et se ferme sur le moment du châtiment, après un passage par le meurtre).

Dans un ultime jeu d’identités, le transfert de culpabilité du héros se double ainsi d’un transfert d’écriture. Comme si une même culpabilité planait sur le héros et sur le travail du romancier. L’écriture comme crime ? Ou comme révélation et expiation d’une faute sous le regard du père ? Le lecteur n’oublie pas cependant qu’Alexandre Postel est un auteur de fiction. Il fait partie de ces écrivains dont André Pieyre de Mandiargues affirmait qu’ils « ont reçu ce privilège intellectuel de pouvoir jouer avec le pire » (préface à L’Anglais décrit dans le château fermé). 

[ Extrait ]

L’isolement, le silence, le temps nous aidaient à assumer cette responsabilité que la plupart des hommes ne faisaient que fuir leur vie durant. La plupart des hommes perdaient leur temps à élaborer des fantaisies, des illusions qu’ils essayaient de faire accroire aux autres, et ils mouraient après avoir fait semblant de vivre. Mais on ne vivait vraiment qu'après être mort à soi-même. On ne vivait qu'après avoir admis la souffrance causée par la lâcheté de notre cœur, par la faiblesse de notre chair, par l’insuffisance de notre amour

Daniel Bergez