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Stravinski sur la musique

Six conférences prononcées par Stravinski à l’université de Harvard en 1939, au moment où le compositeur quitte l’Europe pour les États-Unis. Six leçons où Stravinski expose, non sans autorité, quelques-unes de ses conceptions en matière musicale.
Igor Stravinski
Poétique musicale
Six conférences prononcées par Stravinski à l’université de Harvard en 1939, au moment où le compositeur quitte l’Europe pour les États-Unis. Six leçons où Stravinski expose, non sans autorité, quelques-unes de ses conceptions en matière musicale.

Sur plusieurs points, les vues de Stravinski sont très proches de celles de son exact contemporain Boris de Schlœzer, qu’une anthologie récente nous a fait redécouvrir (1). Stravinski est un structuraliste avant la lettre : pour lui, seule doit être considérée l’œuvre réalisée et non les méandres de sa genèse. C’est le comment qui nous intéresse et non le pourquoi. Ainsi la critique doit-elle juger l’œuvre faite et ne pas « épiloguer sur la légitimité de ses origines ou de ses intentions ». Ne pas épiloguer non plus sur les titres des œuvres, qui occasionnent souvent des commentaires hors de propos. Loin de Stravinski l’idée de se livrer à des confessions dont la musique serait le prétexte, ou de verser le moins du monde dans la psychanalyse, qui selon lui opère « une misérable profanation des valeurs authentiques de l’homme et de ses facultés psychologiques et créatrices ». C’est à tort que l’inspiration est regardée comme la condition préalable de l’acte créateur, elle est en réalité « une manifestation secondaire dans l’ordre du temps », une réaction du compositeur aux prises avec ce qui doit devenir son œuvre. L’acte créateur lui-même, nous ne pouvons le connaître indépendamment de la forme qui le manifeste.

Stravinski a une conception stricte de ce qu’est la musique. Il ne la confond pas, contrairement à John Cage en particulier, avec les autres phénomènes sonores, il sépare avec soin l’art et la vie. Pour lui, le murmure d’un ruisseau ou le chant d’un oiseau ne sont que des promesses de musique, des promesses que seul peut tenir un être humain. Pas de musique sans organisation. Stravinski rejette la fantaisie ou le caprice, et prône la soumission à la règle. Il revient plusieurs fois sur l’idée que si tout est permis alors l’effort n’a plus de sens : « Ma liberté consiste […] à me mouvoir dans le cadre étroit que je me suis à moi-même assigné. » Pour Stravinski, Wagner est plus un improvisateur qu’un bâtisseur, et sa mélodie infinie « le perpétuel devenir d’une musique qui n’avait aucun motif de commencer, comme elle n’a aucune raison de finir ». Il n’a pas plus d’estime pour Berlioz, chez qui l’originalité gratuite « ne parvient pas à masquer la pauvreté de l’invention ».

Stravinski s’en prend à des antagonismes stériles. Par exemple, romantisme et classicisme ne doivent pas être conçus à travers les caractéristiques de deux périodes opposées mais comme l’expression de deux tendances qui se rencontrent en tout art et à tout moment : soumission/insoumission. Plus généralement, l’antagonisme prétendu entre modernisme et académisme est un faux problème : on peut recourir à des formes anciennes sans courir le risque de l’académisme. Pour Stravinski, juger les œuvres au seul étalon de la modernité, c’est les mesurer à l’échelle du néant. Il redoute chez les révolutionnaires l’esprit de système, qui leur fait instituer des conventions plus contraignantes que celles qu’ils ont voulu détruire. Dans une œuvre musicale doivent constamment coexister le contraste et la similitude. Comme Leonard Meyer un peu plus tard (2), Stravinski relève que d’instinct nous préférons « la cohérence et sa force tranquille aux puissances inquiètes de la dispersion » ; mais c’est le propre de l’œuvre d’art que de déranger cette aspiration fondamentale à la stabilité. Pour Stravinski, l’art est la conciliation permanente de l’un et du multiple, de Parménide et d’Héraclite.

Lorsqu’il parle, en particulier, de la musique russe, Stravinski dénonce un certain provincialisme. Il n’aime pas le pittoresque et la couleur locale, et voit dans les membres du groupe des Cinq (Balakirev, Borodine, Cui, Moussorgski et Rimski-Korsakov) des « slavophiles de l’espèce populiste », qui ont fait de l’utilisation du folklore un système. Il leur oppose le caractère « profondément national », et non nationaliste, du musicien russe qu’il admire entre tous, Tchaïkovski. Stravinski récuse l’idée d’un irrationalisme inné qu’on prête aux Russes, et qui les prédisposerait au mysticisme. Lui-même cependant donne dans l’essentialisme quand il prétend que « si le Russe sait raisonner, la méditation et la spéculation ne sont guère son fait ».

Stravinski aborde quelques questions de technique musicale, élémentaires à première vue mais qui font se fourvoyer parfois les musiciens eux-mêmes. Par exemple, il ne faut pas employer indifféremment les termes de tempo et de rythme. Le tempo, c’est la vitesse à laquelle on exécute un morceau ; le rythme, le rapport des valeurs de notes (des durées) entre elles. Le rythme ne dépend pas de la vitesse adoptée : qu’elle dure une ou quatre secondes, une blanche sera toujours deux fois plus longue qu’une noire. Autre problème bien connu des praticiens de la musique, la confusion entre un crescendo (augmentation de l’intensité) et une accélération (accroissement du tempo). Ici, à vrai dire, il s’agit, plutôt que d’une négligence, d’une tendance « naturelle » que les maîtres traquent avec d’autant plus de vigilance chez leurs élèves qu’eux-mêmes en subissent intimement les dommages. Dans un autre ordre d’idée, Stravinski distingue soigneusement le style, qui appartient en propre à chaque créateur, et la langue, qu’ont en commun les différents compositeurs d’une même période (par exemple, Haydn, Mozart et Cimarosa à la fin du XVIIIe siècle).

Il consacre l’une de ses conférences à l’exécution musicale. La musique a ceci de particulier que deux états différents la manifestent : il y a la musique en puissance, et la musique en acte, celle que réalise l’exécution. Si Schlœzer préférait parler d’« exécutant » plutôt que d’« interprète », Stravinski, lui, maintient la distinction ; certes, un interprète doit être d’abord un « infaillible exécutant » (et le langage musical laisse moins de liberté à l’exécutant que le théâtre par exemple, il suffit de penser au tempo ou à l’intonation), mais il est quelque chose de plus, la musique la plus scrupuleusement notée recelant encore « des éléments secrets qui se refusent à la définition ».

Ce n’est pas dans ces conférences, mais dans un entretien qu’il a accordé quelques années plus tard, que Stravinski a énoncé l’une des professions de foi les plus célèbres de l’esthétique musicale : « Je considère la musique dans son essence comme impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. L’expression n’a jamais été la propriété immanente de la musique. » Mais, formulée seulement de façon moins spectaculaire, nous trouvons dans les présentes leçons cette idée selon laquelle il ne faut pas demander l’impossible à la musique. Certes, la musique peut se vouloir descriptive mais cette dépendance à l’égard d’éléments extra-musicaux l’éloigne peut-être de sa nature, si jamais une telle chose existe. Ainsi Stravinski ne met-il pas le poème symphonique à la même hauteur que d’autres genres, comme la symphonie par exemple. On s’est souvent étonné du caractère prétendument réducteur, voire provocateur, de cette manière de voir, alors que Stravinski voulait seulement par cette déclaration célébrer l’autonomie du langage musical. 

  1. Boris de Schlœzer, Comprendre la musique, Presses universitaires de Rennes, 2011 (cf. QL n° 1 044, p. 27).
  2. Leonard B. Meyer, Émotion et signification en musique, Actes Sud, 2011 (cf. QL n° 1 037, p. 35).
Thierry Laisney

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