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Truffaut, secret et insoumis

Article publié dans le n°1117 (01 déc. 2014) de Quinzaines

Parmi les reconstitutions réalisées par les commissaires de l’exposition Truffaut de la Cinémathèque, on voit le bureau du cinéaste aux films du Carrosse, sa société de production. Derrière son bureau, sur un mur, une petite galerie de portraits. Celui de Cocteau trône au sommet, au-dessus de ceux d’Ophuls, Becker et Rossellini. Ce décor révèle une parenté et un univers.

EXPOSITION
FRANÇOIS TRUFAUT
La Cinémathèque française
51, rue de Bercy, 75012 Paris
8 octobre 2014-25 janvier 2015

 

Catalogue de l'exposition
Sous la direction de Serge Toubiana
Flammarion/La Cinémathèque française, 240 p., 35,50 €

 

CAROLE LE BERRE
FRANÇOIS TRUFFAUT AU TRAVAIL
Cahiers du cinéma, 320 p., 35€

Parmi les reconstitutions réalisées par les commissaires de l’exposition Truffaut de la Cinémathèque, on voit le bureau du cinéaste aux films du Carrosse, sa société de production. Derrière son bureau, sur un mur, une petite galerie de portraits. Celui de Cocteau trône au sommet, au-dessus de ceux d’Ophuls, Becker et Rossellini. Ce décor révèle une parenté et un univers.

L’exposition a été annoncée à grand renfort d’affiches publicitaires, et les parrains ne lui manquent pas. Elle intervient trente ans après la mort de Truffaut, dont on connaît et ne connaît pas l’œuvre. Tout le monde a entendu « Le tourbillon de la vie », bien des spectateurs ont vu Le Dernier Métro. Le cinéma de Truffaut incarne une certaine identité ou idée de la France, avec ce que ces mots exigent de précautions en ces temps troubles de démagogie et d’histrionisme.

Truffaut a filmé la tour Eiffel avec amour, la montrant dans le long travelling qui ouvre Les Quatre Cents Coups, il a filmé les enfants de Thiers, au cœur du Massif central dans L’Argent de poche, sans cette « poésie de l’enfance » qu’il détestait chez Albert Lamorisse ou d’autres. Il était littéraire, aimait les narrations en voix off, dans une langue tenue, classique si l’on peut dire. On entend sa voix dans l’exposition, on contemple des extraits des Deux Anglaises et le Continent, ou de Jules et Jim. Pour les jeunes visiteurs qui n’ont pas vraiment entendu parler de lui et n’ont sans doute pas vu tous ces films, cette exposition et le catalogue qui la complète présentent un cinéaste passionné, entièrement dédié à son travail. Il dit avec humour : « Finalement ce qui me rend heureux dans le cinéma, c’est qu’il me donne le meilleur emploi du temps possible ».

Mais cette passion a un revers et il n’aime pas le slogan publicitaire qui veut que quand on aime la vie on va au cinéma. Il aime le cinéma parce que la vie lui semble incomplète, « embouteillée », quand le montage d’un film permet d’être rapide, elliptique, de faire comprendre par des images, comme y parvenait si bien l’un de ses maîtres, Lubitsch. Il admirait chez ce dernier le « secret perdu », celui du muet : donner en quelques images une explication que les mots rendraient fastidieuse. Hitchcock, avec qui il aura de longs et passionnants entretiens, propose la même leçon : tout peut être exprimé avant qu’un mot soit prononcé.

On se rappelle les premiers plans de Fenêtre sur cour. On en trouvera l’écho dans la demande en mariage de Christine Darbon par Antoine Doinel dans Baisers volés, et l’épisode du bébé à naître dans Domicile conjugal. Truffaut, homme-cinéma, lit tout par ce filtre, conçoit ses films, les écrit et les tourne avec tous ceux qui lui ont appris à regarder et à construire un film : les Américains bien sûr, et Hawks ou Welles parmi eux, des Français comme Bresson, Becker et Ophuls, mais aussi et surtout Renoir. Et puis Rossellini, dont il a été l’assistant à ses débuts. Une salle rappelle ce qu’étaient les locaux des Cahiers du cinéma dont les numéros à la couverture jaune et noire sont affichés au mur, en face de photos d’actrices hollywoodiennes, assez semblables à la Monika de Bergman dont Antoine et son copain René volent une image glacée dans le hall du cinéma.

Si Truffaut filme avec, il filme aussi contre. On a retenu, très facilement, un « Truffaut la tendresse », Truffaut « cinéaste des enfants », un traître à la cause de la Nouvelle Vague et finissant par rejoindre les Delannoy, Allégret ou Autant-Lara qu’il assassinait dans « Une certaine tendance du cinéma français ». Truffaut s’explique sur son cinéma et, comme l’écrit Carole Le Berre, on comprend que ses sujets sont « impossibles ». Ainsi, « La Chambre verte, un homme hanté par ses morts ; La mariée était en noir, une femme qui ne pense qu’à tuer ; La Sirène du Mississippi, un homme se fait avoir par une aventurière et continue de l’aimer ». On retient les succès ; on oublie les nombreux échecs, les films qui n’ont pas été tournés, ceux qui n’avaient aucune forme sur la table de montage et dans lesquels Martine Barraqué, l’une de ses monteuses, a coupé. On oublie ses « grands films malades » et ses trésors restés presque cachés, comme La Peau douce ou La Chambre verte.

Truffaut avait tout fait, dès le début, pour être indépendant. Il avait fondé sa maison de production, calculait au plus juste le coût de chaque film, s’arrangeait pour qu’un film auquel il tenait mais qui n’aurait aucun succès soit suivi d’un film plus grand public. Cela ne marchait pas toujours, mais il était assez habile pour présenter L’Amour en fuite à la presse sans trop insister sur le scénario. Un article décidait alors d’une carrière, et le réalisateur connaissait tous les critiques de la presse parisienne.

Mais cet homme qui désirait tant trouver sa place était en même temps l’asocial que l’on retrouve en partie sous les traits de Doinel, d’Adèle Hugo ou de Julien Davenne, qu’il interprète dans La Chambre verte. L’homme courtois, bienveillant et affable que l’on voit et entend dans l’exposition est aussi l’adolescent rebelle qui sera insoumis, enfermé dans une prison militaire où Jean Genet lui fait parvenir des livres. Une phrase résume son regard sur sa jeunesse : « S’il y avait une thèse dans Les 400 Coups, ce serait celle-ci : l’adolescence ne laisse un bon souvenir qu’aux adultes ayant mauvaise mémoire. »

Le jeune critique qui anime des ciné-clubs et écrit dans les Cahiers du cinéma se montre sans indulgence et souvent péremptoire. D’aucuns lui reprochent d’avoir brisé des carrières ou nui à des réputations, au plan professionnel s’entend. Le temps remet les choses en perspective et René Clément a retrouvé sa place parmi les cinéastes, Aurenche et Bost ont accompagné Tavernier, tandis que Truffaut lui-même revenait à l’importance du scénario, qu’il n’avait jamais déniée : il écrivait simplement que l’auteur était le maître à bord.

Contre, Truffaut l’est souvent : contre le documentaire, contre le scénario lors du montage, contre le montage en écrivant le scénario ou en filmant. Contre la mièvrerie, voulant donner l’impression que ses films sont tournés avec 40° de fièvre. Il filme la passion amoureuse, s’attache au moindre détail, comme on le voit dans le superbe extrait de La Peau douce où un simple interrupteur dans une chambre d’hôtel éclaire ou cache des visages, des corps.

Il filme en obsessionnel, s’amusant parfois des jambes des femmes comme celles de Fanny Ardant passant et repassant devant le soupirail d’où guette Trintignant dans Vivement dimanche ! La sensualité est là, à la fois présente et masquée : c’est un bas qui glisse sur la jambe de la même Fanny Ardant dans La Femme d’à côté, ou celle de Catherine Deneuve dans La Sirène du Mississippi.

Le cinéma de Truffaut est incandescent. Les livres qui brûlent dans l’extrait de Fahrenheit 451 renvoient à d’autres brûlures, souvent plus intimes. Le cinéma lui permet de les transposer, de leur donner forme en les dépouillant de ce qui les rend peu compréhensibles et surtout peu visibles. « La vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas », disait-il à ses monteurs. Le cinéma rassemblait les morceaux, leur donnait sens et vie.

J’ai envie de finir sur un coup de cœur, qui n'est pas sans rapport avec ce qui précède quant à la vitesse ou l’élan de Truffaut. Dans la petite salle consacrée à la musique de ses films, on voit Boby Lapointe se précipiter sur un micro pour chanter Framboise. C’est dans Tirez sur le pianiste. Une sorte d’urgence anime ce chanteur qu’on disait très timide. Faire très vite était le seul moyen d’évacuer le trac. Truffaut, lui, pensait qu’un film réussi devait traduire le plaisir de faire du cinéma, ou la peur d’en faire. Toute son œuvre balance entre les deux.

Norbert Czarny

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