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Un art d'aimer

Article publié dans le n°1012 (01 avril 2010) de Quinzaines

 Ce premier volume des œuvres de Bernard Noël rassemble ses textes érotiques (proses narratives, théoriques ou poésies), à l’exception du Château de Cène. On n’ignore pas l’importance et la place qu’occupe ce sujet dans ses livres et probablement dans sa vie. Nous voici donc invités à méditer avec lui sur un genre qui conserve une place de choix dans la littérature.
Bernard Noël
Les plumes d'Éros, Œuvres I
(P.O.L.)
 Ce premier volume des œuvres de Bernard Noël rassemble ses textes érotiques (proses narratives, théoriques ou poésies), à l’exception du Château de Cène. On n’ignore pas l’importance et la place qu’occupe ce sujet dans ses livres et probablement dans sa vie. Nous voici donc invités à méditer avec lui sur un genre qui conserve une place de choix dans la littérature.

Mais d’abord est-ce un genre, au même titre que le fantastique et le policier, se demande Bernard Noël, qui répond par la négative et glisse aussitôt sur le caractère insurrectionnel et donc politique de l’érotisme (« Ce que le monde interdit n’est-il pas analogue à ce dont le pouvoir nous prive ? »), pour en venir à une idée qui lui est chère : le meilleur moyen qu’a le pouvoir d’éteindre toute contestation est de la vider de son sens. Ainsi la société bourgeoise fait-elle mine d’accepter toutes les manifestations de la liberté en les réduisant à l’état de marchandises dans « une complicité répugnante où s’englue l’adversaire ».

Curieusement, ce genre, qui revendique la liberté, est un des moins aisés qui soient. Pour la raison que nos fantasmes, dont il tire sa substance, sont dénués de véritable fantaisie et d’invention. En nombre limité, ils aiment à être répétés, à faire partie, en quelque sorte, du mobilier intime, à être familiers. Peut-être aussi que la paresse y est plus grande qu’ailleurs. Tout se passe comme si la pratique de l’amour ou de l’accouplement allait de soi, n’obéissait qu’à nos instincts, à la nature, auxquels il suffirait d’être soumis pour que la chose ait lieu. Ce qui est pur malentendu.

Aimer un corps (ou un individu entier) implique une capacité à se renouveler, à inventer, d’autant plus grande qu’elle paraît inutile. Écrire l’amour, l’accouplement, aussi. C’est toute la différence entre un coït sans ambages et à résolution rapide et un acte savouré, exalté. C’est dans cette différence, dans cet espace-là que se loge le désir, comme le rappelle Bernard Noël dans un de ses très beaux récits, moitié conte oriental, moitié traité du « comment approcher l’Autre ».

« L’homme et la femme s’observent. » Tout commence par la vue, s’amplifie dans l’attente qu’on prolonge, qu’on étire pour accroître l’attrait, attiser le désir. « Reprenons », dit le Roi, à différents moments du texte, de l’avancée de l’Arrivante ou encore de son rêve, qu’il se passe comme un film. À ce moment, à ce signal de la reprise, le récit recommence avec des variations : « L’important est de s’appuyer sur la répétition pour progresser chaque fois d’une image. »

Car le plaisir, en amour comme en art, est dans la variation indéfinie, miraculeuse, du motif répété, la partition jouée et rejouée du même. Ainsi Bernard Noël raconte-t-il l’histoire, maintes fois lue ou contemplée sur un tableau, de Salomé entreprenant de séduire pour tuer. « Non, je ne veux pas que tu danses », dit le Roi de ce nouveau et énième récit, à celle qui n’a déjà que trop dansé « dans l’obscurité de la désignation et du destin ».

Le plaisir est aussi dans l’attente, la lenteur qui permet l’attention au détail, seule garante d’une « refaire », d’une réitération qui ne soit pas automatisme mais renaissance ou renouveau, bien que recommencée et revécue. « Tout est en place et je voudrais aller vite à présent, mais quelque chose dans le processus de la vision ne le veut pas. Il faut que pas à pas, dans un ralenti fascinant, je détaille l’approche de la Beauté… »

Ne pas entrer trop vite dans l’espace du désir, se commande le Roi, mais préférer l’intensifier, le dilater bien au-delà des limites trop étroites d’une satisfaction réduite à soi. « Il nous faut décomposer nos habitudes pour percevoir ce que leur exercice spontané nous dissimule. »

L’écrivain a la chance inouïe de pouvoir prolonger le plaisir de l’amour, pas seulement par la reviviscence, parce qu’il revit l’acte amoureux en le contant et l’évoquant, mais parce que l’écriture elle-même est un acte amoureux, comme d’ailleurs la lecture : « Vivre la lecture comme une pénétration, voilà qui changerait sa pratique et son enseignement. Imaginer un art de lire qui serait l’équivalent d’un art d’aimer. » Et dans ces conditions, la langue (écrite) deviendrait sexuelle, le texte ferait l’amour, discrètement, à son lecteur.

On le voit, nous sommes loin des écrits dits pornographiques, ce qui n’empêche pas de se poser quelques questions, comme, par exemple : doit-on écrire crûment, utiliser les mots qui désignent les parties génitales, les réactions des corps, y compris leurs humeurs. La liberté, dans ce domaine, consiste-t-elle à être réaliste ? Et de ce fait, à demeurer à l’extérieur, à se faire le voyeur, l’observateur clinique d’une scène érotique ? Ou au contraire, comme Bernard Noël nous y invite, tenter par l’écriture de la penser après l’avoir vécue ou simplement imaginée, puisque c’est au moment de l’écriture que la pensée surgit. « Je ne pense pas sans écrire », affirme-t-il comme l’Aragon du Con d’Irène, de La Défense de l’infini. Et si en outre penser est pour l’écrivain analogue à l’activité érotique, la boucle est bouclée : « On aura compris que le plaisir se mire dans le sujet. »

Mais reprenons, dit le Tétrarque. Comment écrire le foutre, le coït, le vit, le con ? Le plus court chemin n’est pas le meilleur quand la distance à parcourir est celle de la jouissance du corps et de l’esprit. Comment l’atteindre, se demande Bernard Noël ? Par le mélange. Du récit, de la prose poétique, de la poésie, du conte, de l’envolée métaphysique et de la réflexion théorique. Telle est la liberté qui permettra peut-être de combler la censure inhérente à ce genre, une censure tout aussi intérieure à nous-même que présente dans les lois et les comportement sociaux.

Voici donc des exemples, pris dans différents textes, du ton de ces écrits, et qui concernent l’appellation de l’Autre, jamais nommée banalement. Ce peut être d’Elle, qu’il s’agit, ou de Frêle, de l’Ange, de la Petite Âme. Ce peut être de l’Arrivante, de la Vivante ou de la Blanche. On voit, à simplement énumérer ces mots, combien l’Autre, la femme, n’est pas une victime, un objet de sévices, mais une partenaire, égale, respectée, avec laquelle on joue, on lutte, on aime, on meurt. « Faudra-t-il toujours que la femme soit votre chiffon de papier ? » s’écrit l’une d’elles. Cette manière d’appeler, dans les deux sens du terme, de nommer et de faire surgir, rapproche Bernard Noël de ces conteurs des origines, plus propres à s’attacher aux mythes qui nous constituent qu’à reconduire des imageries de bazar.

« … mais la grandeur du monde a cré notre tête par désir d’un miroir »

Marie Etienne

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