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Rire ou pleurer ?

Article publié dans le n°1012 (01 avril 2010) de Quinzaines

 Pleurnichard est le double de Jean-Claude Grumberg. C’est l’enfant qu’il était et n’a pas cessé d’être par certains côtés. On le rencontrait dans Mon père, inventaire, récit façonné ou rapiécé comme un vêtement par le mauvais petit tailleur qu’a été Grumberg, excellent conteur au contraire. La voix du conteur séduit de nouveau dans ce récit.
 Pleurnichard est le double de Jean-Claude Grumberg. C’est l’enfant qu’il était et n’a pas cessé d’être par certains côtés. On le rencontrait dans Mon père, inventaire, récit façonné ou rapiécé comme un vêtement par le mauvais petit tailleur qu’a été Grumberg, excellent conteur au contraire. La voix du conteur séduit de nouveau dans ce récit.

Grumberg n’a pas connu son père, emmené en déportation dans la plus grande confusion pour l’enfant : une porte qu’on défonce, des cris, des larmes, c’est son premier et seul souvenir de Zacharie, qu’il a mis plus de cinquante ans à nommer par ce mot si simple. Avec cet épisode tragique, il est entré dans le monde, comme il l’écrivait dans ce premier récit : « C’est par cette fente, par cette cicatrice que je suis né au monde, c’est par là que j’ai été arraché à l’enfance protégé, et jeté dans ce monde où la violence, l’injustice, la folie règnent, c’est par cette fente aussi que mon père fut extrait de la vie et projeté nu et hagard dans une froide salle de douche. »

Et c’est avec « ça » que Pleurnichard commence. Ce qu’on ne nommait pas encore « Shoah » mais de noms divers, ou ce que l’on ne disait pas. Il fut un temps en effet, celui de l’enfance et de la jeunesse du narrateur, où le crime perpétré par les nazis contre le peuple juif ne se disait pas. « On célébrait les combattants, ceux qui étaient morts les armes à la main […]. Rien, jamais un mot ni un drapeau hissé – quel drapeau ? – pour honorer les nôtres. Nous devions trouver en nous-mêmes les motifs d’être fiers de nos parents, et nous n’en trouvions pas. » Grumberg évoque ce temps, et un lieu, Paris, qu’on pourrait presque circonscrire aux frontières du Xe arrondissement. La rue de Chabrol est l’épicentre d’une existence passée auprès de Maxime, le frère aîné, et de Suzanne, la mère. Et de même que Zacharie était au cœur du premier récit, Suzanne illumine ce livre. Le verbe illuminer n’est peut-être pas le meilleur. On devrait dire que Suzanne s’y fait entendre. Longtemps analphabète, elle a appris sur le tard à lire, mettant vingt-deux mois à lire Autant en emporte le vent, mais son accent parigot, façon Arletty, le bagout qui allait avec et qui l’a sauvée à maintes reprises, notamment pendant l’Occupation, cela on l’entend tout au long du récit et c’est ce qui le rend si drôle, si léger, malgré la dimension tragique que l’on devine. Suzanne n’était pas riche, et elle élevait seule ses deux fils, dans un Paris qui se remettait lentement de la guerre et des privations, de l’absence aussi. On s’amuse beaucoup à lire certaines anecdotes, une brouille avec un boucher du marché Saint-Quentin, la rédaction d’une lettre officielle par Pleurnichard, des discussions. Grumberg évoque un monde dé­sor­mais disparu, celui des ateliers de confection, dans lequel sa mère travaillait comme « finisseuse pour hommes ». Elle tenait à cette appellation. Et puis il y a le communisme. Pleurnichard fréquente les organisations de jeunesse juive contrôlées par le Parti. Il part en camp de vacances en Tchécoslovaquie, comprend mal que ses « vive Staline ! » hurlés dans des rues de Prague ne suscitent pas l’adhésion, ou que son camarade Janek lui parle à demi mot du « mauvais côté » en 1948. Grumberg raconte ce périple qui le conduit à Lidice et surtout Terezin en enfant naïf qui n’a pas tout compris. Les vacances en RDA donnent lieu à des scènes amusantes, notamment quand le narrateur cherche à manger de la carpe farcie, plat typique de la cuisine juive et centre-européenne. Il n’en trouvera pas deux fois, pas plus qu’il ne reverra la serveuse qui lui en a proposé la première fois. Grumberg y croira longtemps, à cette utopie. Jusqu’à se faire houspiller par une salle pro-israélienne, quand en 1967 il dit préférer les Juifs bossus aux Juifs parachutistes. On a oublié ces polémiques, les Juifs de l’UJRE, le communisme et le reste. Ou presque. Heureusement, on lit ces pages.

Pleurnichard est aussi l’histoire d’une vocation. Grumberg se fait renvoyer de tous les ateliers de confection dans lesquels il est apprenti. Il se fait aussi renvoyer de la boutique du cousin Maurice, sur les grands boulevards, pour des raisons qu’on laisse au lecteur le soin de découvrir. Enfant, il voit un premier acteur sur des tréteaux posés face à la gare de l’Est. Ce comédien incarne Robespierre renversé dans les journées de Thermidor, la mâchoire fracassée, et le narrateur se prend à rêver. Il attendra longtemps les producteurs hollywoodiens dans sa chambre, prendra des cours, avant de devenir l’acteur et dramaturge que nous connaissons par L’Atelier ou Vers toi Terre promise. Quant à l’écrivain, il commence sa carrière très tôt dans une classe de l’école primaire, en expliquant à sa maîtresse puis à ses camarades pourquoi il ne peut plus bien écrire, ayant subi la torture des Allemands. Son art du portrait, et de la chute, fait mouche quand dans les dernières pages de Pleurnichard, il évoque telle voisine devenue folle ou un pauvre monsieur Walter aux dents en or.

Grumberg raconte des choses d’une grande tristesse, souvent, mais on rit beaucoup. Parce que rire et pleurer sont intimement liés, que l’un ne va pas sans l’autre. Rire est la seule réponse, souvent. Ainsi quand une jeune fille lui déclare lors d’une rencontre publique que la mort de son père est une chance, qu’elle lui a fourni de quoi écrire : « Réflexion faite, j’aurais pu lui dire que la mort d’un père en déportation aide moyennement l’auteur, même juif, qui se veut comique. Mais ne soyons pas mesquin, n’insultons pas le destin, sachons reconnaître quand on a de la chance et quand on n’en a pas. » Et reprenant plus loin pour conclure, il ne voit pour la jeune fille qu’une issue : « sans attendre que le malheur la frappe, faire du malheur de ne pas être fille de déporté une œuvre ».

De ce malheur, et de ce qu’il advient, Grumberg tire quantité d’anecdotes. Avec lui, chaque expérience personnelle est un récit en germe. Cela n’aurait pas plu à sa mère. Elle n’aimait pas les films avec Jules Berry (immense acteur, et turfiste impénitent) : elle voulait voir un film où il ne se passe rien. Sa « feignasse » de fils nous en montre beaucoup.

Norbert Czarny