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C’est en toute discrétion que paraît le nouveau livre de Serge Núñez Tolin, à l’automne, en pleine rentrée littéraire, chez l’un de ces éditeurs exigeants et confidentiels qui sont le terreau de notre vie littéraire. Et cela va très bien à ce texte sans emphase, secrètement si émouvant.
Serge Núñez Tolin
L’Exercice du silence
C’est en toute discrétion que paraît le nouveau livre de Serge Núñez Tolin, à l’automne, en pleine rentrée littéraire, chez l’un de ces éditeurs exigeants et confidentiels qui sont le terreau de notre vie littéraire. Et cela va très bien à ce texte sans emphase, secrètement si émouvant.

Le titre, L’Exercice du silence, pour commencer, sonne un peu comme celui d’un de ces ouvrages théologiques d’autrefois, tels les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola par exemple ; et la lecture des premières pages témoigne d’un goût du dénuement qui peut en effet faire penser à ce renoncement aux richesses du monde auquel aspirent certains chrétiens. Il y a une vraie volonté de toucher à l’humilité dans le livre : « Attendre les choses, atteindre à leur pauvreté de signification. Ainsi, à leur infinie présence ». Mais le parallèle s’arrête là, car l’univers de Serge Núñez Tolin est radicalement dénué de quelqu’Être suprême que ce soit. Dieu, manifestement, ne parle pas à Serge Núñez Tolin, qui ne cherche pas non plus à faire parler les choses comme Francis Ponge avait voulu le faire. D’ailleurs, le cratylisme auquel a eu si souvent recours l’auteur de La Rage de l’expression est totalement étranger à celui de L’Exercice du silence : « On voudrait avoir percé l’intimité des choses […] Faire remonter le mot jusqu’à la chose : impossible étymologie », note-t-il ainsi à la fin d’un texte, peut-être pour mieux marquer sa différence avec le poète du Parti pris des choses. Il y a chez Serge Núñez Tolin une sorte de défiance permanente vis-à-vis des mots, qui lui paraissent au mieux inutiles, au pire mensongers ou intranquilles. 

L’auteur de L’Exercice du silence ne donne pas la parole aux choses, mais il écoute leur mutisme d’objets et découvre leur impassibilité trop souvent couverte, recouverte par le langage. Il souhaite plutôt « [é]puiser dans les choses jusqu’au dernier mot […] Ne plus chercher », simplement « [s]aluer les choses, leur abandon de choses ». Il ajoute même, dans une sorte d’aveu, qu’il entend les « [s]aluer sans les déloger » pour atteindre « l’immobilité et le silence ». Ce silence, l’écrivain le trouve dans les objets, dans un caillou, dans des paysages : « On s’est avancé parmi les choses, présence ténue. Les choses gardiennes du silence et du visible. […] S’avancer vers ce qu’il y a. Se taire. Le réel n’entend pas les mots. » Les choses ne lui parlent pas, mais elles peuvent donner à percevoir ce monde muet à qui veut l’entendre. À ce propos, la lenteur est un élément important de ce cheminement, qui est une démarche intellectuelle aussi bien qu’une marche dans le paysage. Les réflexions sont presque rares sur la page et prennent parfois l’apparence de ruminations mentales, de phrases remuées, roulées doucement, longuement, par le rythme d’une excursion en dehors de soi et des menus tracas d’une vie quotidienne. 

Mais l’aspiration essentielle de l’auteur est au silence, à l’absence du flux langagier qui empêche de voir et qui emporte l’être. Le texte établit constamment une équivalence entre le visible et le mutisme. Le silence permet de mieux voir les objets, et la vraie contemplation des objets permet de mieux entendre ce silence. C’est cela qui donne la possibilité d’avancer vers un vide, ni mortifère ni gage de sagesse mais vide, pour le dire en un seul mot. Il est question ici d’un vide vide de toute intentionnalité et présage de quiétude. Il n’est pas autrement défini parce que c’est une intuition plus qu’une théorie préexistant à l’expérience, déjà bouclée, complète, cadenassée. L’auteur, dit-on, appartient à une certaine tradition de poésie « pensante ». Mais il ne cherche jamais à définir la qualité de ce silence, son étendue, sa réalité ou sa potentialité ; il ne cherche pas à l’appréhender philosophiquement ; pour lui, le silence reste un horizon vers lequel il marche, une intuition. 

C’est sans doute cette défiance constante vis-à-vis du langage qui confère à l’œuvre ce statut très à part. Certaines notations relèveraient presque du journal intime, rédigées à la première personne, mais non datées, peut-être parce qu’elles concernent toute une vie d’homme. Les aphorismes affleurent ici ou là, énoncés sur un mode impersonnel, phrases nominales ou bâties sur un infinitif d’une neutralité rigoureuse, et qui valent pour tous, pour nous. Parfois, quoique plus rarement, l’énoncé prend, sur deux ou trois lignes, l’allure des vers libres respirant dans le blanc de la page. Mais les allitérations sont rares dans cet ouvrage, les vocables modestes, usuels, approchant déjà l’évidence du vide et du silence vers lesquels ils veulent tendre. 

La deuxième partie, plus brève, « Entrée dans le regard » dit ensuite cet effort pour aller au-devant du monde muet et pour laisser celui-ci pénétrer, par notre regard, en nous. Ce que l’auteur recherche ici, c’est « le silence [qui] pénètre le regard. » Si l’on se souvient de ses natures mortes marquées par le calme et la blancheur, une allusion à l’œuvre du peintre Giorgio Morandi (1890-1964) nous permet d’imaginer un peu mieux ce « silence visible » que l’écrivain tente d’atteindre. Mais quand Serge Núñez Tolin parle d’« [a]ller vers le silence qui n’a plus les mots pour témoins et [de] choisir la respiration comme mesure des choses, l’air pour le dénuement qu’il offre à la vue », on peut aussi penser aux nombreuses versions de L’Homme qui marche de son contemporain Alberto Giacometti (1901-1966). 

L’exergue placée en tête de la dernière partie, extraite d’un travail de Jean Roudaut sur l’auteur du Bavard, Louis-René des Forêts, dit bien la tension animant L’Exercice du silence : « L’œuvre entretient un but opposé à ses moyens ; elle doit mener au silence sans cesser de parler. » Serge Núñez Tolin choisit alors « l’attente, épaule de la marche » exprimée au moyen d’une des très rares métaphores de cet ouvrage dépouillé, pendant que « les chosent infusent le silence. » Dans le ton employé, dans les confidences rares et les préceptes austères qui font ce texte, le lecteur ne décèle nulle trace de misanthropie, aucune expression d’un désespoir facile et convenu. À preuve, le nombre de pages de cette dernière partie encore plus courte que la précédente, à peine six, comme si l’homme de lettres, malgré les difficultés, en dépit des contradictions, était en passe de toucher sans le dire au but et de laisser ce silence s’installer, doucement. 

L’Exercice du silence fait partie de ces livres que l’on n’attendait pas et dont la lecture marque durablement celui qui s’y lance. Il développe à bas bruit et dans une langue d’une humilité qui étonne, un questionnement vrai, exigeant, indépendant des modes et des poses littéraires. C’est un précieux viatique pour l’hiver dans lequel nous entrons tous, tout le temps.

Thierry Romagné

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