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Un essai d'astrocritique

Article publié dans le n°1237 (19 juin 2021) de Quinzaines

William Marx, actuellement professeur au Collège de France, publie unnouvel essai dans lequel il raconte les métamorphoses de la poésie et celles de notre connaissance du monde.
William Marx
Des étoiles nouvelles. Quand la littérature découvre le monde
William Marx, actuellement professeur au Collège de France, publie unnouvel essai dans lequel il raconte les métamorphoses de la poésie et celles de notre connaissance du monde.

Issu d’une année d’enseignement au Collège de France, le nouvel ouvrage de William Marx se présente comme un « essai d’astrocritique [qui] raconte la découverte du monde, de la terre et du ciel par le langage et la littérature. Il dit à quoi tient le destin futile ou grandiose d’une image, à quels accidents elle doit sa gloire ou son oubli », ce qui confère à ses propos une dimension aussi bien programmatique que propédeutique. Et l’auteur de préciser son projet livresque en ces termes : « Parti de deux mots dans l’un des poèmes les plus célèbres [1], […], j’ai voulu en retracer l’histoire, parcourir tous les possibles de l’image qu’ils présentent, les conflits qu’elle a parfois suscités ». Noble et « folle » (sic) entreprise s’il en est ! Le premier chapitre intitulé « Canope. Des étoiles nouvelles » s’attache à définir le pouvoir de l’image en rappelant celui de la poésie : « […] elle déchaîne en quelques vers l’émotion, elle enchaîne le lecteur, comme disait Valéry. Elle prépare le terrain à des séductions plus intéressées ». Le poème de Heredia, quant à lui, souligne « la transcendance d’une autre destinée possible offerte à l’existence humaine, celle de la littérature ». En s’appuyant sur un savoureux débat du Temps orchestré par Gaston Deschamps, William Marx pose des questions essentielles : la poésie a-t-elle pour vocation d’être lue littéralement ? N’est-ce pas un contresens que de vouloir la déchiffrer comme un compte-rendu scientifique de la réalité ? Ladite polémique met ainsi en relief « la difficulté d’attribuer à l’image finale une signification équivoque », ce qui « souligne la quasi-impossibilité d’interpréter de façon exclusivement littérale la vision de l’ascension des étoiles dans le ciel ». À cela s’ajoute une série de réflexions sur les effets poétiques recherchés par un poète. La « bibliothèque des étoiles nouvelles » est considérée comme une condition de l’intertextualité, c’est-à-dire la capacité des textes à constituer un « réseau de références positives et explicites ». L’auteur précise par ailleurs, comme il le fit dans d’autres circonstances concernant l’importance du pluriel dans l’intitulé de sa chaire au Collège de France [2], qu’il s’agit en réalité de plusieurs bibliothèques coordonnées entre elles, les rayons de ces bibliothèques correspondant chacun à un aspect de l’image des étoiles nouvelles. 

Dans le chapitre intitulé « Étoiles étrangères et soleils nouveaux », William Marx propose notamment une analyse iconographique d’une planche de L’Étoile mystérieuse (1942) d’Hergé en rappelant que « quel que soit le processus sémiotique complexe par lequel il parvient à les reconnaître et les nommer, les étoiles nouvelles vues par Milou sont des étoiles mentales ». Ces dernières sont affublées d’un sens, d’une valeur particulière que lui confère l’observateur, les codes et conventions sémiologiques se transformant au fil des siècles et des cultures. En tout cas, refuser de voir les étoiles étrangères peut être considéré comme une marque de l’hubris humaine, ce dont témoignent Virgile et Horace. En outre, l’auteur définit, dans le chapitre suivant (« Le sac de charbon. Étoiles du nouveau monde »), l’expérience poétique non plus comme un fait de langue, mais comme un état existentiel fondamental constituant un rapport particulier au réel. La poésie devient une expérience du monde, et ce au-delà de la réitération de modèles anciens. C’est en ce sens que, s’appuyant sur le poète romantique anglais John Keats, William Marx rappelle de quelle manière ce dernier donne corps à la puissance des livres et de la bibliothèque en soulevant des questions fondamentales : comment conférer présence à la bibliothèque ? Comment matérialiser les forces qui l’agitent, rendre visibles les espaces textuels presque infinis qu’elle abrite ? Il convient de noter au demeurant que pour Keats, Homère est « à la fois l’auteur le plus ancien et le continent le plus neuf » ! 

Le motif de « l’étoile autre » nourrit, dans la suite, les savoureuses pages de littératures comparées que l’auteur lui consacre, lequel dresse un historique des étoiles nouvelles, de « leur capacité à prendre dans les textes des sens différents selon les circonstances ». Une image n’est-elle pas, après tout, que le support d’un sens en perpétuelle mutation, moins contrainte et clôture que puissance et liberté ? N’est-elle pas, comme l’écrit Walter Benjamin [3], « ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes : l’image est la dialectique à l’arrêt » [4] ? Les constellations ne sont pas sans conséquence sur notre mode d’être au monde, « dans un monde qui a lui-même perdu ses limites et ses repères, aux affiliations incertaines et multiples ». En définitive, comme le rappelle William Marx, enquêter sur une image, c’est aussi enquêter sur les possibles de cette image, c’est explorer, selon la formule de Borges, « le jardin aux sentiers qui bifurquent », ce qui rend chimérique l’espoir d’atteindre à une totalisation du savoir, mais ce qui laisse aussi entrouverte la porte d’autres mondes alternatifs dans lesquels « peut-être se découvriront d’autres étoiles nouvelles, accessibles seulement à l’esprit et à l’intelligence ». Ce livre traitant des étoiles et de la poésie, abordant des sujets très divers tels que l’esthétique, la science et le pouvoir, la mémoire et les possibles de l’histoire, est un écrin dans lequel sont juxtaposés à la fois le plaisir intellectuel de s’y plonger et le questionnement multiviatique qu’il suscite.         

[1] « Les Conquérants » de José-Maria de Heredia, paru d’abord en 1869.
[2] William Marx est titulaire de la chaire de littératures comparées.
[3] Benjamin (W.), Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, Cerf, 1989, p. 480.
[4] Traduction française de J. Lacoste.

Franck Colotte

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