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Après avoir publié une vingtaine d’ouvrages, Nicolas Jaen plonge dans la mémoire au plus près du « roc du Soi » en même temps qu’il se livre à un exercice d’absence.
Après avoir publié une vingtaine d’ouvrages, Nicolas Jaen plonge dans la mémoire au plus près du « roc du Soi » en même temps qu’il se livre à un exercice d’absence.

À Sabine Dewulf 

Voici un titre simple et court, Nûment, qui caractérise les poèmes, des mots et des sentiments nus, sans fioriture, abrupts. L’essentiel est abordé dans des descriptions brèves ou des impressions elliptiques en trois sections au même titre, « Cahier », précédé du numéro d’ordre. Le poète utilise une forme fixe : sept vers de six à dix syllabes, sans rimes, distribués en trois distiques suivis d’un vers isolé. Il a choisi de replier certains poèmes, les passages à la ligne étant remplacés par des barres obliques, fruits peut-être d’une hésitation à se déployer : 

« Un oiseau vient se poser / sur la couronne du toit / de la maison d’à côté ; / il se repose, lisse ses plumes, / et, avant que la plume n’ait / le temps de tremper à l’encrier, / se jette sur sa proie, d’un piqué. » 

Alors que rien n’est développé, les phrases se succèdent sans qu’un lien logique établisse une chronologie ou une conséquence. Ce qui a lieu est observé, livré sans commentaire. L’amour, le désir, les raisons de vivre seront au cœur de ce qui suit. 

« Rires d’enfants, et quoi d’autre ? / Bruit d’une balle qui roule / et rebondit sous le ciel maussade, / pas d’enfants, une fenêtre, / et l’ouïe, comme éblouie, / défait des pelotes de rêves. / Bruit d’une balle qui ne rebondit plus. » 

Le sens littéral, perceptible, est troué légèrement par ces désaccords. On entend des rires d’enfants, mais il n’y a aucun enfant. Le chat peut « épouser ce qu’il fuit ». Comme le poète de Nûment ?

Lecteurs, nous nous interrogeons et sommes déstabilisés chaque fois par ces glissements légers et l’inattendu d’une révélation. Les échos familiers ne se déparent jamais de dissonances propres à nous étonner : 

« Métal hurlant mais si loin.
De si près, une mouette. 

Témoigner de cette ligne ‒ »

Le poème s’inachève sur un tiret, amorce de ligne tendue vers le blanc. Si « le chat épouse le mouvement », le poème le fait à sa façon : « Ce sont les mots qui décident ». Ils nous entraînent dans leur jeu : 

« Il y a ciel dans silence.
Il y a pleurs dans peupliers. 

Il y a loi dans étoile
Et c’est toujours la même voix. 

Le même heurt dans heurter.
La même heure dans errer. 

Il est un je dans le jeu. »

Bien sûr, comme pour les enfants dont il était question au début, rien de plus sérieux que ce jeu qui dévoile et révèle en cachant : « Si tout avait été dit, / tout serait clair, sans mystère. » Croire tout dire serait illusoire et faux. On ignorerait les énigmes de nos existences et de la vie des mots.

La brièveté de la forme et des vers qui s’achèvent le plus souvent par un point semble tenter de brider un lyrisme qui pourrait tendre vers l’emphase. Mais le poème vise la nudité, la simplicité d’un vocabulaire qui se sait vain dans la quête de vérité, sans à-peu-près : « Qui parlera clairement // des nuances entre douleur et peine / et chagrin ? » La même question se pose pour les « nuances entre rien, vide et néant ». Car l’ambition reste forte. Le poète déclare vouloir « [a]rracher mélancolie ». Et même plus : « Je suis venu pour me venger. // Pour tuer la mort avec de la beauté. » C’est que la mort, en particulier volontaire, est bien présente dans ces pages, des ombres s’y imposent : « Dans le soleil. Il s’est jeté » ; « quand elle s’est ouvert les veines, / quand elle a fermé la porte, // j’étais là, dans l’angle mort. »

Ainsi le poète peut-il compter ses blessures passées et à venir, pourvoyeuses d’angoisses : « Le ciel cicatrisera. / La nuit saura coudre muet. » Dans sa chambre, il ressemble au veilleur de Rimbaud dans les Illuminations : « La muraille en face du veilleur est une succession psychologique de coupes de frises, de bandes atmosphériques et d'accidences géologiques. » Dans le livre d’Isaïe, à la question répétée : « Veilleur, où en est la nuit ? Veilleur, où en est la nuit ? », le veilleur répond : « Le matin vient, puis encore la nuit. »

Si parfois le narrateur souhaite une chambre sans fenêtre, s’il veut se protéger du dehors, il écrit aussi : « Derrière la vitre est l’autre vie. Là. / Intérieur tout raviné d’absences. » Mais sa démarche reste concentrée sur l’intime et sur sa défense. Il s’agit d’« [e]ntrer dans le roc du Soi », de « s’absenter en soi-même, / se retirer un moment en soi ». La démarche poétique introspective a le pouvoir de « [r]amener là-bas ici ».

Le poète, « [e]n choisissant de ne pas mourir », comprend que c’est, paradoxalement, « là dans l’île déserte d’écrire » que le poème peut régénérer « les mots [qui] n’ont plus cours ». Nûment nous adresse « [u]n signe de la main. Un signe / de la main. Espoir fait vivre ».

Isabelle Lévesque

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