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"Un lourd fardeau de mélancolie"

Article publié dans le n°1083 (01 mai 2013) de Quinzaines

C’est là dès la première page du livre, cela revient, comme un motif musical aux couleurs tragiques : la mort. Et pourtant la vie l’emporte, l’énergie vitale, l’envie de faire, de créer, de découvrir. L’existence de Puccini, telle que la relate Bernard Chambaz dans Caro carissimo. Puccini, ressemble à un tourbillon.
Bernard Chambaz
Caro carissimo Puccini
C’est là dès la première page du livre, cela revient, comme un motif musical aux couleurs tragiques : la mort. Et pourtant la vie l’emporte, l’énergie vitale, l’envie de faire, de créer, de découvrir. L’existence de Puccini, telle que la relate Bernard Chambaz dans Caro carissimo. Puccini, ressemble à un tourbillon.

Un deuil frappe le compositeur et le marquera à jamais, celui de son frère Michele, son cadet. Il avait été prématurément orphelin, ayant à peine connu son père avant de le perdre. La mort d’un proche était déjà au cœur de Plonger, le précédent récit de Chambaz dans la même collection. Il y racontait l’existence de Robert Enke, un gardien de but allemand dont la carrière comptait moins que son existence personnelle. On oubliait la gloire, les étoiles et le rêve, pour suivre cet homme jusqu’au dernier instant qu’il avait choisi : son suicide effrayant était l’écho d’une perte, celle de son enfant. Il avait plongé.

Puccini ne plonge pas, ou, s’il le fait, c’est dans l’existence et ses plaisirs. Il ne peut vivre sans aimer et ses années sont ponctuées de rencontres. Il aura une compagne, Elvira, un jour il l’épousera pour respecter les conventions ; il aimera bien des femmes, de jeunes cantatrices, une Joséphine par exemple, aristocrate allemande dont il perd la trace avec la défaite italienne de Caporetto, ou des servantes, comme Doria Manfredi, qui éclairent sa vie ou réveillent la méfiance d’une Elvira jalouse, férocement jalouse.

Il ne peut non plus vivre sans assouvir sa coûteuse passion pour les automobiles, de sa première De Dion-Bouton à la Lancia ou l’Alfa Romeo. Il aime leur confort, la vitesse, mais aussi la nouveauté qu’elles incarnent. Il sera même à deux doigts de perdre la vie dans l’une d’elle. Il adore la chasse, et la pratique près du lac de Torre del Lago où il a sa résidence, quand il n’est pas à Chiatri, le village qu’il aime et qui donne sur la mer. Natif de Lucca (la Lucques de Montaigne et des Français), c’est un Toscan, et donc, a-t-on envie d’ajouter, un bon vivant. Il apprécie le pape plus par conservatisme que par adhésion à la doctrine. L’époque est là, en arrière-plan, avec le fascisme pour toile de fond, mais sans plus. Rien de commun, si ce n’est l’amour de la vitesse, avec cet « abruti de Marinetti ». Pas davantage avec Gramsci, qui traverse ces pages et critique le genre de l’opéra, cette « peste » qui empêche de penser et de lutter… Chambaz ne voit pas en son héros un homme du temps. Trop désinvolte pour y croire. Il préfère lire Gorki, celui qui est encore l’exilé banni par le régime tsariste. La rencontre avec Schoenberg et l’admiration éprouvée pour le Pierrot lunaire prouve que son esthétique ne le rend pas insensible à celle du musicien viennois, si différent de lui. Le Puccini de Chambaz est d’autant plus affecté par le deuil, qu’il aime vivre, dépenser et se dépenser. Enfin presque : un temps amateur de vélo, il y renonce quand il s’agit de pédaler entre Lucques et Pise. Il a pris du poids, s’essouffle vite. Et puis le diabète n’arrange rien, même si, en ce début de xxe siècle, on a découvert les vertus de l’insuline. Une telle maladie exige une discipline que le maestro ne respecte pas vraiment. Et puis la mélancolie est là, constante, présente dès que le ciel tourne à la pluie. Il refuse de penser au frère mort, mais les occasions de le retrouver par l’esprit ne manquent pas.

Si la modernité le fascine, le rend actif et dynamique, c’est bien sûr la musique qui mène sa vie, le guide et le tourmente. Chambaz raconte comment naissent les opéras. Le succès arrive tôt et assure la tranquillité matérielle au compositeur. Manon Lescaut bouleverse le public et permet à Puccini de s’acheter quelques belles carabines. La Bohème est plus difficile à composer mais le succès rassure. Puis La Tosca, qui rappelle sa région natale et le nom du chef d’orchestre qui mène la danse, le superbe Arturo. L’air E lucevan le stelle émeut le plus grand compositeur, un certain Verdi. Quelques cabales, comme le genre l’exige, font cependant partie du parcours obligé. On ne donne pas impunément un spectacle à la Scala de Milan, et Madame Butterfly, « opéra diabétique » aux dires d’un critique, aura plus de succès à Brescia que dans la capitale milanaise où un véritable pandémonium est organisé. Ricordi, son éditeur, le soutient dans tous les moments. Caruso et lui sont des compagnons de tous les instants, jusqu’à la mort du ténor, lui aussi peu sourcilleux quant à l’hygiène alimentaire et aux excès de sucre.

Le rythme est allègre, comme si Chambaz, à l’instar de son modèle qui supportait mal de prendre la parole lors d’interminables banquets, craignait de nous « casser les couilles ». L’épigraphe de Stendhal indique bien dans quelle filiation il se situe : amour de l’Italie, de la musique qui en est le synonyme, goût du détail vivant, comme cette revue de costumes au Te Deum donné par le pape pour le novecento, l’entrée dans le xxe siècle. Et plaisir à conter l’anecdote, à jouer de la touche légère qui n’empêche pas la gravité ou la soudaine mélancolie. On a beau aimer l’existence, on n’échappe pas à l’absence et aux larmes. Une allusion à Martin, le fils perdu, sera la signature de l’auteur, au terme de ce beau livre.

Norbert Czarny