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"Un roman paranoïaque"

Article publié dans le n°1080 (16 mars 2013) de Quinzaines

On est loin de tout, en apparence. Quelque part dans la pampa, où les gauchos trompent leur ennui dans un espace sans fin, d’une platitude à mourir. L’arrivée de Tony Duran, un « zambo » costaricien, le ménage à trois qu’il formerait avec les jumelles Belladona, sèment le trouble dans la petite ville. Ainsi commence Cible nocturne, de Ricardo Piglia.
Ricardo Piglia
Cible nocturne
On est loin de tout, en apparence. Quelque part dans la pampa, où les gauchos trompent leur ennui dans un espace sans fin, d’une platitude à mourir. L’arrivée de Tony Duran, un « zambo » costaricien, le ménage à trois qu’il formerait avec les jumelles Belladona, sèment le trouble dans la petite ville. Ainsi commence Cible nocturne, de Ricardo Piglia.

Les zambos étaient les métis d’Indiens et de Noirs. Ils étaient très mal vus dans la région du río de la Plata, cadre de ce roman. La mort de Duran, que l’on apprend dès les premières pages, n’est toutefois pas le résultat d’un crime raciste. On lira le roman comme on lit une enquête, sachant, toutefois que là n’est pas le cœur du texte, la préoccupation principale de l’auteur. Tel n’était pas non plus le cas dans Argent brûlé, le roman qui l’a fait connaître en France et qui reparaît en poche (en « J’ai lu »). L’histoire d’un hold-up raté était le prétexte pour raconter un moment de l’Argentine sur le point de basculer dans la dictature.

Ce qui intéresse Piglia dans Cible nocturne, c’est donc ce monde figé, prisonnier de codes désuets, monde étriqué entièrement aux mains de Cueto, un procureur corrompu. Il rend service aux Belladona, une famille qui se prend pour une dynastie, et dont les déchirements, rivalités et règlements de comptes alimentent la chronique du coin.

Duran a donc été assassiné. On s’interroge d’abord sur son identité, sur sa présence dans la région en ce début des années soixante-dix. L’Argentine n’a jamais été un pays très stable sur le plan politique. Les gouvernements se sont succédé, entre deux passages au pouvoir de Perón, le leader populiste qui a fait rêver des foules, mais pas seulement. La pampa semble loin de Buenos Aires et de sa folie. Duran est arrivé avec les sœurs Belladona, puis il a vécu dans un hôtel. Peut-être aurait-il transporté de l’argent sale dans une valise, pour payer on ne sait quoi. Puis Yoshio, le gardien de nuit d’origine japonaise, est tombé amoureux de lui. C’est dans l’hôtel qu’on a retrouvé son corps, et pour Cueto les choses sont claires : crime passionnel. Le commissaire Croce, chargé de l’enquête, et Renzi, journaliste qui travaille pour un quotidien local, ont d’autres hypothèses et ils s’efforcent de mettre en lumière les véritables coupables. Cela ne va pas de soi : on n’entre pas dans le système Belladona comme on le veut.

Roman sur une Argentine d’avant la dictature, d’avant les torturés et les disparus, Cible nocturne annonce ce qui suivra. Non de manière ouverte, par une dénonciation des comportements ou du système, mais par la bande, par la digression, par le goût du détail qui révèle un ensemble. Ainsi de la place occupée par les chevaux. À l’origine, nous rappelle une note, l’État aurait distribué les terres à ces cavaliers qui galopaient dans la plaine, délimitant leurs biens par la course qu’ils menaient. Conquérir l’espace revenait à le posséder. Les chevaux distinguent aussi ceux qui n’en descendent qu’à contrecœur, et qui forment l’aristocratie des lieux, des autres, Indiens, Noirs, pauvres. La division en classes naît de là, dans ces terres lointaines. Mais le cheval est aussi à l’origine de la légende des Belladona : le « vieux » aurait été renversé par son animal, puis attaqué par des nuées de criquets. Le cheval est l’objet de paris, d’argent circulant, de personnages plus ou moins nets gravitant autour des paddocks, lors des courses.

Le roman est ainsi tissé de fils qui s’entrelacent, de pistes qu’on suit, qu’on élabore au gré de la lecture, sans être sûr de ses hypothèses. À l’instar de certains romanciers du Nouveau Roman, de Cortázar ou de Borges, Piglia laisse le lecteur construire à partir de ce qu’il propose, sans jamais imposer. Tout se prête à l’interprétation, tout reste empreint d’une profonde ambiguïté dont on trouve la trace dans les réponses de Croce à Rienzi : « J’ai l’impression que Cueto dit toujours que les choses ont l’air différentes, quand en réalité elles sont pareilles, alors que moi, ce qui m’intéresse, c’est de montrer que les choses qui ont l’air pareilles sont en réalité différentes. » Le dessin d’un lapin qui pourrait être un canard illustre le propos. Rien ne va de soi. Cueto, procureur corrompu, a intérêt à bloquer l’enquête en chargeant Yoshio, qui a aussi le tort d’appartenir à une minorité ethnique. Rienzi ne peut s’arrêter d’« investiguer », de chercher les véritables assassins ou commanditaires du crime : « L’histoire continue, elle peut continuer, il y a plusieurs conjectures possibles, elle reste ouverte, elle n’est qu’interrompue. La recherche n’a pas de fin, ne peut pas se terminer. Il faudrait inventer un nouveau genre policier, la fiction paranoïaque. Tout le monde est suspect, tout le monde se sent poursuivi. Le criminel n’est plus un individu isolé, mais une bande qui détient le pouvoir absolu. »

Cette fiction paranoïaque poursuit le lecteur aussi bien que les personnages du roman. Piglia le sollicite sans arrêt, tant par ses digressions, ses scènes (on se régale aux apparitions des sœurs Belladona dont la gémellité perverse est aussi scandaleuse que leur goût de la provocation) que par ses notes en bas de page qui anticipent sur d’autres moments de l’histoire argentine, comme la guerre des Malouines. Les retours en arrière, classiques, dressent les portraits des divers protagonistes, lancent le lecteur sur la voie d’un roman traditionnel, mais c’est un leurre de plus. Et on s’en délecte.

Norbert Czarny