Une année exemplaire

Si le poème, pour être poème, doit constamment inventer ou réinventer sa forme, il emprunte au genre du journal et suit le courant d’un lyrisme souterrain dans le Chant tacite qu’Emmanuel Laugier nous donne à lire aujourd’hui.
Emmanuel Laugier
Chant tacite
(Nous)
Si le poème, pour être poème, doit constamment inventer ou réinventer sa forme, il emprunte au genre du journal et suit le courant d’un lyrisme souterrain dans le Chant tacite qu’Emmanuel Laugier nous donne à lire aujourd’hui.

La quatrième de couverture annonce un « journal en poèmes, élaboré à partir de l’ordre des jours. Les expériences sensibles […] y sont tissées dans une durée spécifique, sans hiérarchie aucune ». La déclaration d’intention précise également que « le regard porté sur l’art, ainsi que sur les choses les plus ordinaires (impressions, descriptions, constats), y constitue le "sentiment de l’existence" ». Dès le premier poème, daté du 20 août, une nuit toscane sous la tente semble se mêler à la vision d’une fresque de Fra Angelico : 

je dors dans le coude de la chaleur toscane
la tente est fournaise quand on y entre
[…]
une lame fraîche glissée sur la fresque
est sous le poignet de chacun 

La saignée, autre dénomination du pli du coude où poser sa tête, contient un autre mot : signe. Les sens, les significations, circulent du dehors vers l’intérieur et vice-versa pour ces poèmes que l’on pourrait dire crâniens1. Si « le souffle gagne le dehors » (« le mot que j’écris est dehors »), « une phrase ouvre le crâne par amour ».

Dehors, les paysages, des lieux : Sienne, Fiesole, Ostie, les bords du Rhône, le lac Baïkal, le Maroc, Prague, l’Hudson, Saorge (où l’auteur se trouvait en résidence d’écriture), la colline de Juliau, également contemplée par Nicolas Pesquès… mais aussi des peintures, photographies ou poèmes. On trouve quelques indications à ce sujet vers la fin du livre. Mais comment savoir s’il est question de nature ou d’œuvre ? Ces poires qui se gâtent sont-elles sur la table du poète ou dans une peinture ?

Les mots du poème deviennent des « mille-feuilles », comme le poème lui-même qui tente d’« éplucher ces liasses mentales ». Le nom propre Dupin, celui du poète très présent pour Emmanuel Laugier, réapparaît commun dans un vers : « la puissance sonore du pin / ouvre dans le vert un autre espace ». Ainsi passons-nous facilement du poète au paysage, l’absence de majuscule facilitant le glissement de l’un à l’autre.

Le journal raconte la naissance des poèmes avec les mots et les lignes d’abord écrits dans un carnet qui permet une alchimie à partir de « poèmes en miettes ». Le poète travaille avec toutes les qualités ou propriétés des mots, matière ou matériau, toutes les possibilités de les combiner. Parfois ils s’assemblent comme d’eux-mêmes : « le poème s’écrivant sans moi », « j’ai glissé / hors du poème ». C’est souvent un mot qui fait passer d’un objet à un autre : 

je passe sans précaution
des fruits gâtés
aux corps cachés (hidden & unfamiliar)
et pourrissants
que taryn simon photographie 

Parmi les mots du poème, certains sont issus de langues autres : anglais, allemand, italien… La question de la traduction traverse tout le livre : 

car j’ai grande envie de quitter notre langue d’entrer
de glisser dans le bruissement
du poème étranger 

Les noms ou les initiales de poètes font partie du matériau : « creeley duncan wcw oppen blackburn o’hara louis zukofsky ». Leurs œuvres peuvent offrir des modèles sur la façon de construire le texte, de faire communiquer extérieur et intérieur. 

j’y collecte le désir de passer
d’entourer deux mots non-vus
puis de les écrire au semblable même 

Sans ponctuation, les phrases se fondent dans un flux rythmé en vers, puis en poèmes de l’« ordre des jours ». Cette expression, répétée, rappelle le titre d’un livre de Benoît Casas : L’Ordre du jour2, un journal d’une année complète, du 1er janvier au 31 décembre, chaque phrase étant reprise d’un auteur différent pour constituer le récit d’une seule personne. Ici, les textes, peintures ou photographies dont il est question sont considérés pour eux-mêmes, comme éléments du mille-feuille de mots.

À la date du 20 juillet, nous lisons : 

24 heures d’amour en juillet
, puis en août
à la virgule près
     est à un bas de sa chevelure
tache noire               algues brillantes 

Écho de ltmw (Letters to my wife)ou lecture d’un autre poète ? D’où naît cette unique virgule du livre, tracée puis nommée ? Déjà dans ltmw les mots d’amour clairement adressés pouvaient venir de lectures comme celles de Maurice Scève, des troubadours ou d’Ossip Mandelstam : « je touche je sens j’entends / je la touche la sens l’entends sont des mots pris à la délie3 ».

L’absence d’indication d’année dans le livre en fait un journal perpétuel. Les événements de l’actualité n’apparaissent pas, parfois simplement la date anniversaire de la naissance ou de la mort d’un poète. Le présent actuel et la chronologie journalière construisent plus un rythme qu’une temporalité, souvent contestée : « le retard / sur lequel / je me penche / ne me devance plus ».

Le projet d’« élargir le papier fané du poème » se développe, pli après pli, superposant les contacts sensoriels et intellectuels : vue, odorat, goût, ouïe, toucher, tous les sens sollicités entrent dans le texte. Les lieux et le temps de l’écriture, du paysage, de l’endroit où se trouve l’œuvre ou qu’elle évoque coexistent.

Pour Chant tacite, pas de détachement, mais des attaches multiples et simultanées dans l’espace et le temps. 

le dire verse à l’expérience
la reporte et la consigne
infiniment dans le poème 

« L’acte poétique consiste à percevoir, non à représenter4 », soulignait Philippe Lacoue-Labarthe dans La Poésie comme expérience. L’écrire de Chant tacite est une part essentielle de cette expérience, ainsi que sa lecture. 

le chant
tacite
est un résidu de frayeurs
et de rage 

À la date du 20 janvier, nous lisons qu’à Moscou « walter b. / et asja lacis / chantent en yiddish / ajoutent à l’éloignement ». C’était en 1926 ou 1927, mais les verbes sont au présent. Le Journal de Moscou de Walter Benjamin en perpétue la mémoire, les chants toujours se chantent. Survivant à la « destruction » et à l’« extinction », ils ont traversé les épreuves relatées par Claude Lanzmann dans Shoah que Chant tacite évoque dans une série de poèmes. Le poème devient alors comme le film un « plongeon mental de survivance ».

Le chant est-il consubstantiel au langage même, aux mots originels ? Est-il ce qui reste de la douleur ? Avec Philippe Lacoue-Labarthe, on peut dans le mot expérience entendre « l’ex-periri latin, la traversée d’un danger5 », l’un de ces périls qui finissent par l’emporter.

Le « sentiment de l’existence » que développe le poème est lié à ce chant souterrain comme l’eau qui court et ruisselle sous terre, d’interstices en fissures, élargissant les failles, en quête de résurgence. 

1. Emmanuel Laugier, Crâniennes (Argol, 2014).
2. Benoît Casas, L’ordre du jour (Le Seuil / Fiction & Cie, 2013).
3. Emmanuel Laugier, ltmw (Nous, 2013).
4. Philippe Lacoue-Labarthe, La Poésie comme expérience (Christian Bourgois, 2004).
5. Ibid.

Isabelle Lévesque