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Une heureuse réédition

Les Contes de la solitude de l’écrivain yougoslave Ivo Andrić (1892-1975, prix Nobel de littérature) nous accueillent sur les hauteurs de Sarajevo, pour de merveilleuses rencontres. Dans le destin souvent tragique des personnages, l’auteur sait chaque fois, malgré tout, mettre au jour une part d’humanité. On sort enrichi de la lecture d’un grand classique, indisponible depuis de longues années, enfin réédité en poche.
Ivo Andric
Contes de la solitude
(Zulma)
Les Contes de la solitude de l’écrivain yougoslave Ivo Andrić (1892-1975, prix Nobel de littérature) nous accueillent sur les hauteurs de Sarajevo, pour de merveilleuses rencontres. Dans le destin souvent tragique des personnages, l’auteur sait chaque fois, malgré tout, mettre au jour une part d’humanité. On sort enrichi de la lecture d’un grand classique, indisponible depuis de longues années, enfin réédité en poche.

Les Contes de la solitude nous invitent « dans la partie sombre, hostile et fermée » de Sarajevo, au-dessus de l’étroit défilé dans lequel se faufile la « rivière de Sarajevo », la Miljacka, bien plus haut que le cimetière d’Alifakovac, dans la maison que le narrateur occupe le temps d’un été. La maison est à l’image de l’écrivain : isolée et solitaire. La biographie de l’auteur s’estompe comme celle du narrateur dans « le jour encore tissé de brouillard ». En vain l'on attend de l’un comme de l’autre qu’ils parlent d’eux, de leur vie personnelle, de leurs origines. Tous deux avancent masqués pour s’effacer : l’un pour faire place au seul écrivain et l’autre, aux récits des personnes qu’il rencontre dans cette maison isolée – Kuća na osami (littéralement, La Maison isolée). Il ne s’agit pas de n’importe quelle maison. Bien que construite « à l’allemande », elle se rapproche par la fonctionnalité de son espace du style turc caractérisant la plupart des maisons d’Alifakovac. Le prologue la décrit avec minutie, souligne notamment son « aspect hybride, d’apparence tournée vers la nouveauté, l’inconnu, alors que les mains, les yeux et tout l’être intime de celui qui l’habite trahissent son attachement au passé, aux coutumes. » Architecture mêlée illustrant l’association d’Orient et d’Occident, de passé et de présent typique de l’architecture bosnienne. On est loin ici de toute vision pittoresque, romantique et pathétique, à laquelle succombent celles et ceux qui se contentent d’une lecture par trop superficielle de l’allégorie usée jusqu’à la corde du pont entre cultures, traditions et civilisations… C’est dans cette maison que le narrateur rencontre des personnes qui « n’appartiennent pas à la même époque et ne sont proches ni par leur destin ni par leurs origines. Ils sont de partout et de toutes les sortes. Ils n’ont en commun que le seul fait de se réunir – mais parfois, autour de cette maison de Sarajevo qui est la mienne, ils laissent aussi des traces invisibles mais bien réelles, suffisamment vivantes pour perturber une matinée destinée à d’autres occupations, tentant par tous les moyens d’occuper mes pensées et d’attiser mon imagination. » Le lecteur fait ainsi successivement la connaissance du vigoureux comte Bonneval, alias Bonneval pacha ; de l’ancien vizir de Mostar, Ali pacha Rizvanbegović, humilié par Omer pacha Latas ; du menteur invétéré baron Dorn ; du géomètre P., qui transforme le salon du narrateur en compartiment de train ; d’une prostituée française régulièrement battue par un amant dont elle ne peut se défaire ; du directeur de cirque Romualdo Beranec, qui nous enseigne que « chaque chose, dans la vie, doit être éclairée de tous les côtés » ; d’une fille de la campagne vendue comme esclave et qui, au nom de la vie, renonce à la vie ; enfin, pour ne pas mentionner ici toutes les rencontres, de la dévouée servante Zouya, victime d’un viol. 

Les nouvelles déclinent de différentes façons le combat d’Éros et de Thanatos, de la vérité et du mensonge, enfin et surtout, la banalité du quotidien est chaque fois transfigurée par un événement inouï. Mais plus encore, sur les pas du narrateur, le lecteur apprend que la vie est faite de rencontres, parfois non souhaitées et/ou non souhaitables, et qu’il faut savoir (prendre le temps d’) écouter. Écouter les personnes, prêter attention à leur comportement ainsi qu’à ce qui se dit parfois dans un langage inarticulé (ainsi, la mélodie monotone de Zouya), mais aussi écouter la ville, écouter même le « balancement pesant et régulier de la mer ».

Mais l’art d’Andrić réside ailleurs. Certainement pas dans l’exotisme d’une contextualisation balkanique qui peut séduire, mais dans le fait qu’il donne à la nouvelle une forme d’une qualité particulière. Soit une forme désignant un « lieu malgré tout », pour reprendre la formule de Georges Didi-Huberman. Dans le destin souvent tragique des personnages rencontrés, l’auteur sait chaque fois malgré tout mettre au jour une part d’humanité.

La fin du recueil propose au lecteur de déchiffrer le texte de la ville. Magnifique de sobriété, un texte ramassé nous dévoile un auteur à la fois historien, architecte, urbaniste, anthropologue et géographe. Sarajevo multiplex vue de haut. Texte phare qui nous rappelle que « Quelle que soit l’heure du jour, quel que soit le lieu, quand vous regardez Sarajevo étendu à vos pieds la même pensée surgit toujours, même inconsciente. Une ville est là. Une ville qui, en même temps, se transforme, agonise et renaît ». Cette lecture dialectique renvoie certes à l’histoire, mais à celle qui est en train de se faire. Il importe de ne pas se tromper d’origine. Et donc de laisser sur le bas-côté l’« origine-source », à laquelle s’abreuve non seulement les discours nationalistes mais aussi nombre d’autres qui se pensent bien intentionnés, pour privilégier à l’instar de Walter Benjamin une « origine-tourbillon ».

Une fois le livre refermé, le lecteur pourra dire avec le narrateur : « Je suis habitué, depuis que je vis dans cette maison, aux hôtes qui apparaissent brusquement, se comportent étrangement, et disparaissent ensuite à nouveau tels des fantômes ; mais cette femme, sa venue et plus encore sa disparition, m’avaient à ce point troublé que longtemps encore je restai immobile au milieu de la pièce, clignant des yeux sous la forte lumière. Il me fallut un bon moment pour revenir à moi, et trouver le chemin du retour dans ma soirée, reprendre mes habitudes et occupations vespérales. »

À noter :

Le livre posthume Kuća na osami (La Maison isolée) rassemble en 1976 douze nouvelles inédites précédées d’un prologue. Il s’agit d’un manuscrit prêt à l’impression trouvé dans les tiroirs de l’écrivain. L’édition augmentée Kuća na osami i druge pripovetke (La Maison isolée et autres histoires), publiée en 1977, ajoute d’autres nouvelles, publiées, elles, en suivant l’ordre chronologique. Les Contes de la solitude reprennent – dans un ordre légèrement différent – neuf des douze textes de l’édition de 1976 et cinq textes de l’édition de 1977, soit respectivement : « Le prince aux yeux tristes » (1920), « Le vainqueur » (1922), « Au crépuscule » (1961), « Deux écrits du scribe bosniaque Dražeslav » (1963), « Conversation du soir » (1966). Enfin, les éditeurs – on imagine ici Predrag Matvejevitch à la manœuvre – ont eu l’heureuse idée d’ajouter en fin de volume un texte de 1975 décrivant Sarajevo. 

[Christophe Solioz est essayiste et chroniqueur politique. Son travail dans le domaine des relations internationales porte sur l’analyse des processus de transition et de démocratisation, ainsi que la coopération régionale dans les Balkans.]

Christophe Solioz

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