Cristina Campo, la nostalgique

Les Impardonnables est un livre à part, qui ressemble à peu d’autres. La première publication date de 1963. Le titre était La Fable et le Mystère, puis en 1971, pour la seconde édition, avec quelques variantes, La Flûte et le Tapis. Aussi, ce titre, Les Impardonnables, celui d’un des chapitres du livre, n’a été adopté qu’en 1987, lors de la réédition chez Adelphi de l’ouvrage dans sa version définitive, dix ans après la mort de son auteure. La traduction française, publiée en 1992 dans la collection « L’arpenteur » (le domaine italien que dirige Jean-Baptiste Para), est reprise aujourd’hui dans la collection « L’imaginaire » à l’occasion du centenaire de la naissance de Cristina Campo (1923-1977).
Les Impardonnables est un livre à part, qui ressemble à peu d’autres. La première publication date de 1963. Le titre était La Fable et le Mystère, puis en 1971, pour la seconde édition, avec quelques variantes, La Flûte et le Tapis. Aussi, ce titre, Les Impardonnables, celui d’un des chapitres du livre, n’a été adopté qu’en 1987, lors de la réédition chez Adelphi de l’ouvrage dans sa version définitive, dix ans après la mort de son auteure. La traduction française, publiée en 1992 dans la collection « L’arpenteur » (le domaine italien que dirige Jean-Baptiste Para), est reprise aujourd’hui dans la collection « L’imaginaire » à l’occasion du centenaire de la naissance de Cristina Campo (1923-1977).

En soi, le genre s’apparente à l’essai, un essai littéraire, mais l’objet dont il est question demeurerait inexprimable. Le sens du livre ne réside pas dans le but qu’il poursuit. Le but chemine avec le voyageur, écrit Cristina Campo, comme le jeune Tobie chemine sans le savoir auprès de l’archange Raphaël. Dans le récit biblique, alors qu’il marche au bord du Tigre, un poisson jaillit hors de l’eau et l’archange Raphaël dit à Tobie de s’en saisir avant de lui expliquer que le fiel qu’il aura extrait de ce poisson permettra à celui qui a perdu la vue de la retrouver. « Attrape le poisson, ne le lâche pas… » Telle serait l’injonction que Christina Campo adresse à son lecteur : « Attrape le livre, ne le lâche pas… » Un livre qui ouvre les yeux, redonne à la littérature, et plus encore à la poésie, sa fonction première, qui puise à la source des grands mythes fondateurs, qu’ils appartiennent à la Bible, à l’Antiquité ou aux Mille et une Nuits. Cristina Campo est Shéhérazade, Pénélope, l’archange Raphaël. Elle ne raconte pas une histoire. Elle raconte les histoires qui ont été racontées, conjure la mort, défait la nuit ce qu’elle a tissé le jour, accompagne de sa présence le livre que nous lisons. 

La petite fable qui introduit le chapitre éponyme du livre et que cite en préface Gérard Macé traduit autrement cette relation. Au milieu d’une file d’attente qui mène chacun à l’échafaud, un « Chinois » lit un livre, indifférent à son sort ou à ce qui se passe autour de lui, le fait qu’on se querelle ou qu’on se rebelle face à la mort inexorable. Pour finir, l’officier qui a la garde des prisonniers, surpris par l’attitude impassible du Chinois, lui accorde la grâce en l’interrogeant sur la vertu étrange de son livre que Cristina Campo qualifie de « parfait », quel qu’en soit le sujet, puisqu’il aura été « profitable ». Ce n’est pas, encore une fois, le but que poursuit le livre qui importe. Comme Tobie extrait le fiel salvateur du poisson, le Chinois s’extrait de la file d’attente. Ce qui importe est la force agissante de dévoilement qui réside dans une sorte de pureté désintéressée du style quand soudain, en lisant, le sentiment que nous avons de notre existence se raréfie et s’intensifie, que plus rien d’autre ne compte. 

La valeur d’une œuvre n’est pas qu’esthétique ou culturelle. Elle contient en elle-même une valeur cultuelle que Cristina Campo cherche à revivifier en insistant sur son caractère aristocratique et qu’on considère par là même de plus en plus comme impardonnable. Pour elle, il n’y a pas de beauté sans perfection ni de destin sans translation symbolique. La fable est ce qui nous coordonne au mystère. Le mouvement est double. Il consiste à atteindre la « saveur maxima de chaque mot » en reliant les éléments de la force vitale et ceux de la force spirituelle, c’est-à-dire, précise-t-elle, la violence et la douceur, la lenteur et la rapidité, l’imprévu et l’inévitable, l’enracinement et la légèreté. Le terme qu’elle crée pour définir cette dialectique est « sprezzatura », une espèce d’élégance naturelle selon Balthazar Castiglione (1478-1529) dans Le Livre du courtisan, mais qu’elle traduit différemment. La sprezzatura est l’expression d’une apparente facilité ou d’une légèreté, ce qui se fait après un lent, patient et pénible apprentissage « avec des mains légères ». Il s’agit d’une attitude morale, la musique d’une grâce intérieure dans laquelle s’exprime la liberté souveraine d’un destin, une noblesse d’âme secrètement portée par une ascèse invisible. « Éros n’est que le bouquet de myrrhe qui doit brûler et disparaître dans le feu de l’Agapé. » 

Une grande nostalgie traverse tout le livre. Cristina Campo ne peut s’empêcher de constater que l’idée qu’elle se fait de la littérature est étrangère à son temps. Elle imagine des cerfs enfermés dans un parc qui se demandent devant des visiteurs qui les regardent distraitement non pas pourquoi ils ont perdu la forêt et la liberté, mais pourquoi on ne les chasse plus. Pourquoi avons-nous l’impression que quelque chose est en train de disparaître, ce qui jusqu’à présent avait été un bien commun ? La question est lancinante, élégiaque, léopardienne. « Restera-t-il des témoins d’une si longue aventure, dans un monde qui, en confondant et en séparant le corps et l’esprit, en les opposant l’un à l’autre et en les superposant, les a perdus tous les deux et se meurt de cette perte ? » Une des réponses que propose Cristina Campo est que nous avons institué la « technique » dans les rapports entre les personnes, que celle-ci, progressivement, a éloigné le geste de la main, la réalité du rêve, la mémoire de la tradition. « Il fut un temps, ajoute-t-elle, où le poète était là pour nommer les choses : comme pour la première fois, nous disait-on lorsque nous étions enfants, comme au jour de la création. Aujourd’hui il ne semble là que pour prendre congé d’elles, pour les rappeler aux hommes, avec tendresse et affliction, avant qu’elles ne s’éteignent. Pour écrire sur l’eau : et peut-être sur cette forte houle qui bientôt les aura englouties. »

Les héros et les héroïnes, impardonnables, que Cristina Campo convoque, invoque dans le désordre pour conjurer notre « apocalypse » sont Dante, Leopardi, Manzoni, Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa, Marianne Moore, Hugo von Hofmannsthal, Simone Weil, les pères de l’Église, les récits d’un pèlerin russe, John Donne et Gottfried Benn, Tchekhov ou William Carlos Williams… Parmi eux, Proust et Borges occupent une place particulière. Elle revient notamment sur l’importance de la Vivonne, la petite rivière qui prend sa source près de Combray et qui irrigue dans la Recherche l’enfance du narrateur. Si nous sommes déçus dès que nous cherchons à posséder ce que nous désirons, dans notre déception demeure une trace, sacrée pour ainsi dire, de ce qui a été perdu. Longtemps, le narrateur a différé cette promenade qui mène, du côté de Guermantes, aux sources de la Vivonne. Ce n’est qu’à la toute fin de La Fugitive, l’avant-dernier tome, qu’il découvre avec Gilberte ce qu’il se représentait comme l’entrée des Enfers, mais qui s’avère n’être en fait qu’une « espèce de lavoir carré où montaient des bulles ». Pourtant, commente Cristina Campo, malgré la déception qu’éprouve le narrateur, les sources de la Vivonne, quelques bulles qui remontent à la surface, sont les sources même de la fiction. « Plus terrifiante que la dilatation du petit dans le grand est la présence du grand dans le petit. » La preuve, tangible, qu’il existe une autre réalité, hiéroglyphique. Le vrai n’est pas la vérité, il déçoit parce que nous pensions trouver en lui la vérité que nous cherchions. Le vrai néanmoins, qu’il soit un lavoir, des ruines ou les vestiges d’un lieu saint, fait trembler lorsqu’il apparaît : si petit, si fragile, si accessible. Nous sommes face à ce que Cristina Campo appelle la « signification théologique de la limite », une porte magique, comme celle à Rome, au centre du parc de la piazza Vittorio Emanuele II, qu’elle décrit dans son hommage à Borges[1]

Au XVIIe siècle s’élevait à cet endroit la villa Palombara, propriété du marquis de Pietraforte, féru d’alchimie. La légende dit qu’un visiteur passa la nuit dans le jardin de la villa et qu’il réussit grâce à la vertu d’une herbe à fabriquer de l’or. De lui, après sa disparition, on ne retrouva que des notes sur le secret de la pierre philosophale, dont une formule indéchiffrable que le marquis fit graver sur le linteau des portes. C’est l’une d’entre elles qui a été conservée et qui se trouve actuellement piazza Vittorio Emanuele II. Il n’y a plus rien à voir. Des briques en murent l’entrée. C’est sur cette place cependant, une place moderne, proche de la gare Roma Termini, que Cristina Campo pensa à Borges, à son geste d'hiérophante, « un index pointé vers le ciel, un autre vers la terre ». Borges qui « a peut-être scellé pour des siècles les lèvres de la poésie contemporaine, de même qu’un jour fut scellée la Porte magique : “Tout langage est un alphabet de symboles dont l’usage présuppose un passé que partagent les interlocuteurs” »

[1] Que Jacqueline Risset, traductrice impardonnable de Dante, ait vécu dans un immeuble de cette place n’est sans doute pas entièrement un hasard…

Jean-Pierre Ferrini