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"Une matière digne"

Article publié dans le n°1029 (01 janv. 2011) de Quinzaines

 Dans le « socle commun des compétences et connaissances », qui fait désormais office de loi pour l’Éducation nationale, on parle souvent de « maîtrise de la langue ». Et il est bien rare qu’une rentrée scolaire commence sans polémique autour de l’ignorance dans laquelle les élèves sont de la langue française. On préférera l’idée de précarité langagière qu’évoque Catherine Henri dans son essai, Libres cours.
Catherine Henri
Libres cours
(P.O.L.)
 Dans le « socle commun des compétences et connaissances », qui fait désormais office de loi pour l’Éducation nationale, on parle souvent de « maîtrise de la langue ». Et il est bien rare qu’une rentrée scolaire commence sans polémique autour de l’ignorance dans laquelle les élèves sont de la langue française. On préférera l’idée de précarité langagière qu’évoque Catherine Henri dans son essai, Libres cours.

Catherine Henri est professeur de Lettres dans un lycée professionnel du XVe arrondissement. Il y a quelques années, elle avait publié De Marivaux et du Loft. Elle y montrait comment, confrontée à ce « réel » qu’incarnait pour ses élèves la télé-réalité, elle avait trouvé dans les textes classiques, et notamment ceux de Marivaux, des réponses aux questions qu’ils se posaient. La démarche a de quoi choquer les anti-pédagogues, assez influents et virulents pour obtenir la peau de leurs adversaires et faire croire qu’on peut entrer dans une salle de classe sans se soucier de celles et ceux qu’on va rencontrer. Rien de tel chez Catherine Henri. Cette femme cultivée, sûre de ses convictions et de son savoir, ne cesse de faire le lien entre sa bibliothèque et ce que sont ses élèves. Lesquels appartiennent rarement aux milieux les plus favorisés et ne parlent qu’exceptionnellement français chez eux.

Son livre sous-titré « La langue, l’exil » montre combien l’histoire individuelle rend la relation avec le savoir, la culture, les textes délicate, tortueuse, voire dangereuse. Ainsi, évoquer à travers un texte de Nicolas Bouvier le trajet entre le nord de l’Iran et Téhéran devant Farhad, un jeune garçon qui a failli mourir dans son pays natal, c’est prendre d’énormes risques. On songe à la beauté du style, à l’écriture si classique et surprenante de Bouvier, on raconte une tragédie. C’est d’abord de cela qu’est tissé ce bel essai : Boubacar qui se mutile, Leïla pour qui « pourtant, conjonction adversative » traduit un malheur profond, voire Anissa et Asma qui ne peuvent entendre sans y lire du racisme une nouvelle fantastique de Gautier, tous ces adolescents portent une histoire qui les dépasse, et qui parfois dépasse notre entendement.

Catherine Henri ne renonce jamais, à rien. On devine à la lire des années de métier ; sa passion est restée intacte : « Professeur n’est peut-être pas un métier, mais un état, un état d’éveil et d’incertitude à la fois. » Chaque cours est nouveau, faisant l’objet d’une recherche, témoignant d’un engagement sans cesse renouvelé du côté de la classe comme du côté des textes. Elle montre bien les enjeux de la polémique autour de La Princesse de Clèves, la somme de mépris et de stupidité condensée dans un propos de bistrotier devenu Président.

Mais son engagement est surtout patent dès qu’elle doit travailler sur la poésie, « truc de gonze ». Étudier Saint-John Perse malgré tous les obstacles que cela peut représenter, ou peut-être en raison même de ces obstacles est sa façon à elle de rencontrer les adolescents qui sont face à elle, si loin, souvent enfermés dans leurs vêtements, le baladeur sur les oreilles, les autres objets fétiches à portée de la main. Mais elle les représente rarement comme tels dans son livre ; on voit des jeunes en pleine précarité, et assez loin des clichés qu’on véhicule sur eux. Catherine Henri, à ce propos, n’hésite pas à rompre quelques lances avec des essayistes comme Cécile Ladjali pour qui « Chaque fois que les mots viennent à manquer, la frustration, le malentendu s’installe ». Il faudrait selon elle inverser la proposition. Et reprenant les analyses de Jakobson sur les fonctions du langage, elle conclut : « La précarité langagière ce serait cela : l’impossible articulation à l’autre dans le langage, malgré la connivence relative et intermittente de quelques moments d’échange. Ils tentent de s’atteindre avec les mots sans y parvenir ; ils se lancent des syllabes que personne ne rattrape ; les mots sont devenus des ballons qui bondissent au hasard et finissent par éclater, gonflés de frustration et de cris. »

Catherine Henri ne cesse de faire le lien, et d’abord de faire dire. Enseigner la poésie, c’est d’abord faire en sorte que les corps et les voix se l’approprient. Pour ces adolescents qui ont vécu l’exil, c’est aussi retrouver la proximité avec l’expérience : une lecture plurielle de La Prose du Transsibérien leur permet de vivre un ailleurs en le récitant. L’auteur évoque aussi un détail de « Heureux qui comme Ulysse », le clos pour être précis, elle le met en relation avec un texte de Robert Antelme dans L’Espèce humaine. Moment assez semblable au chant d’Ulysse dans Si c’est un homme de Primo Levi. Entendant le récit d’Antelme, les élèves décident d’apprendre le poème par cœur, comme par respect, déférence.

De telles expériences, on en imagine beaucoup : Catherine Henri ne s’en tient jamais à ce que l’on sait des textes, et lire la description de la pièce montée dans Madame Bovary n’est pas seulement étudier un morceau de bravoure. C’est partager une aventure autour de la nourriture, de l’intime, donc. Chose que Samnang, jeune Cambodgien, lui fait comprendre dans une copie en faisant une longue digression sur les tamariniers.

On lit cet essai plein de délicatesse, de justesse et on en sort rasséréné, comme lavé des polémiques réductrices et vaines sur l’enseignement des Lettres. La technique, les compétences, les savoir-faire, on en est loin. Plus proche de Barthes et de son plaisir du texte, si souvent cité ici, que des spécialistes de rhétorique et autres savoirs savants. Des professeurs comme elle sont des explorateurs toujours désireux de transmettre la meilleure part des choses.

Norbert Czarny