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Une peinture enragée et contradictoire

Inventif, tenace, Markus Lüpertz (né en 1941), peintre et sculpteur allemand, poète pensif, a créé quelques milliers d’œuvres inclassables. Imaginatif, il travaille sans cesse. Avec une innocence recommencée, il cherche de nouveaux surgissements de sa peinture impulsive, libre et contradictoire. Au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, la première rétrospective en France de Lüpertz rassemble environ cent quarante œuvres bien choisies.

EXPOSITION
MARKUS LÜPERTZUne rétrospective
Musée d'Art moderne de la ville de Paris
17 avril-19juillet 2015

CATALOGUE DE L'EXPOSITION
Paris Musées

Inventif, tenace, Markus Lüpertz (né en 1941), peintre et sculpteur allemand, poète pensif, a créé quelques milliers d’œuvres inclassables. Imaginatif, il travaille sans cesse. Avec une innocence recommencée, il cherche de nouveaux surgissements de sa peinture impulsive, libre et contradictoire. Au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, la première rétrospective en France de Lüpertz rassemble environ cent quarante œuvres bien choisies.

Depuis les recherches artistiques de Lüpertz (dans les années 1960) jusqu’aux scènes mythologiques des Arcadies (2013-2014) et aux sculptures des dieux grecs (2007-2014), sa création est violente et raisonnée, fougueuse et méthodique, ardente et réglée, furieuse et réfléchie. Elle bouge selon des périodes dissemblables et contraires, dans des séries imprévues : par exemple, les variantes de Donald Duck (1963) ; les Peintures dithyrambiques (1964-1976) ; les Peintures de style (1977-1980) ; le cycle d’Alice au pays des merveilles (1980), des sculptures, des décors, des costumes d’opéras, des poèmes (1981-1991) ; Pierrot lunaire (1984) ; les « peintures classiques » (1985-1989) ; les œuvres fascinantes du Sourire mycénien (1985) ; les aspects de la guerre et les exécutions (1992) ; Hommes sans femmes-Parsifal (1993-1997) ; les Paysages (1998) ; le cycle des Vanités (1999) ; de nombreuses sculptures des dieux antiques (2000-2014) ; Mozart (2003-2006) ; des tableaux du Nu de dos (2004-2006), des vitraux d’une église de Cologne (2010) ; les Arcadies

À chaque moment, la création de Lüpertz doit être neuve, différente, inattendue. À soixante-quatorze ans, il est toujours jeune. Selon Fabrice Hergott (directeur du musée), sa peinture est « un outil de conciliation entre différents styles avec l’ambition de faire un art hors temps ».

En 1956, à quinze ans, Lüpertz a la chance d’entrer très tôt à l’École des beaux-arts de Krefeld et d’être entouré d’artistes. Au départ, il ne connaît rien, mais il veut accéder à leur savoir. Il s’intéresse aux expositions de Rembrandt, Van Gogh, Klee, Giacometti, Yves Klein. À vingt ans, à Berlin, il découvre les peintures de De Kooning et de Franz Kline. À ce moment, il se sent hostile au pop art ; mais le pop serait un « découvreur du concept de liberté ». Alors De Kooning et Kline l’amènent à peindre les variantes de Donald Duck ; et il développe les Dithyrambes. En une dizaine d’années (1964-1973), il exécute des milliers de dessins qui ne sont jamais répétitifs. Il propose les illustrations des Dithyrambes, les images des poèmes lyriques qui célèbrent la puissance de Dionysos ; il lit La Naissance de la tragédie de Nietzsche ; il entend les chants du chœur tragique des Satyres, compagnons de Dionysos ; en 1966, il écrit un manifeste de « l’art qui dérange ». Dans ses tableaux, il met en évidence des éléments isolés, des objets grossis et métamorphosés, des détails banals et excessifs : les tentes, les poteaux, les palettes, les kugelofs géants, les crânes, les escargots, les tunnels, les amas des casques allemands et des casquettes d’officiers (en un naufrage), les pneus, les bois des cerfs, les tortues, l’épi de blé, un champ d’asperges, la voile d’un bateau, des tuiles imbriquées… Dans une œuvre, les éléments figuratifs, incomplets, et les surfaces abstraites se tissent et forment des objets insolites. Une tente est une structure provisoire qui protège et qui peut voler. L’escargot évoque le temps spiralé qui s’oppose au temps linéaire. Le naufrage des casques d’acier serait un mémorial (inachevé et désolé) du deuil de la souveraineté allemande. La palette démesurée serait la gloire dérisoire de la peinture : un emblème ironique. Le champ d’asperges est d’abord une perspective, un agencement. Une chose lourde et incompréhensible plane et s’élève.

Curieux, savant, lecteur attentif, Lüpertz relit sans cesse l’Ancien Testament, le Nouveau Testament, Homère, les tragiques grecs, Dante, Shakespeare, Nietzsche, Goethe, Hölderlin. Il écoute souvent Mozart et il érige (en bronze peint) ce musicien fardé et sublime. Dans ses entretiens, ses écrits, Markus Lüpertz apparaît comme un dandy lucide et comme un peintre méditatif. Selon lui, « la peinture d’aujourd’hui est athée. Aussi longtemps que les esprits et Dieu ont joué un rôle dans la peinture, elle n’a été qu’un tabou. Maintenant, à l’époque du crépuscule des dieux, elle est la lumière, emphatique et absolutiste, en lutte contre un aveuglement qui gagne le monde entier ». En 2008, il choisit parfois « les attraits de l’inachevé et du non finito, le fragment, la ruine en tant que formes ». Parfois, il critique l’avant-gardisme : « L’avant-gardisme a ouvert la peinture, et ça a été un moment important dans l’histoire de l’art. […] Mais l’avant-gardisme s’est enterré et est devenu bourgeois. […] Il devient automatiquement obsolète ». En 2009, il écrit : « Je vais jusqu’à croire qu’il n’y a jamais eu de peinture abstraite, qu’il n’y a jamais eu de peinture figurative. Il n’y a que des formes – du clair-obscur, des lignes que nous pouvons employer, pourvu que nous les ayons reconnues, de façon figurative ou abstraite. » Ou bien, il note une phrase (qui est complexe) : « L’artiste produit seulement le défaut, la blessure, la crise dont la question du contenu se délivre. » Alors, l’historien de l’art Éric Darragon décrit la peinture de Lüpertz comme « impulsive, divergente, réfractaire à toute taxinomie » ; Lüpertz était parfois proche du Cobra ou de Francis Bacon… Un autre historien de l’art, Pierre Wat, met en évidence, dans la création de Lüpertz, l’hybridation de la peinture et de la sculpture ; Wat cite quelques phrases énigmatiques de Lüpertz : « Une peinture doit demeurer un insoluble secret. […] Une image doit être composée de façon à pouvoir être interprétée de nombreuses façons possibles ». Ou encore, en 2006, Markus Lüpertz sculpte Mercure qu’il définit comme « le dieu des voleurs », celui qui multiplie les subterfuges, les dérobades, les ruses, les détours. Lüpertz décrit cette sculpture ambiguë : « Ainsi, angle après angle, facette après facette se moquent l’un de l’autre et pratiquent l’escrime devant le miroir. Et le beau rêve du peintre de vues indépendantes reste encore à réaliser. » Car Lüpertz évoque un « beau rêve du peintre de vues indépendantes » et indistinctes ; ce beau rêve serait encore un échec et une espérance lointaine.

Picasso a repris Les Demoiselles des bords de la Seine de Courbet, Les Femmes d’Alger de Delacroix, Les Ménines de Velásquez, Le Déjeuner sur l’herbe de Manet et il a métamorphosé ces œuvres. Or, un bon nombre d’œuvres du passé hantent Markus Lüpertz : Dürer, Poussin, le Tres de Mayo de Goya et La Mort de Maximilien de Manet (pour Exécution de Lüpertz) ; Corot, Ingres, Léger, Picasso, Hans von Marées, Klee ; une Académie d’homme de David ; L’Homme qui marche de Rodin ; une grande femme sculptée par Maillol, Les Baigneuses de Courbet ; les femmes nues de dos, sculptées par Matisse (pour les Nus de dos de Lüpertz)… En particulier, Markus Lüpertz peint Printemps (d’après Poussin, 1989) ; Lüpertz peint les membres isolés d’Ève et Adam ; il isole le bras droit d’Ève, le bras et la jambe gauches d’Adam ; au printemps, Ève séduit Adam…

Dans les Arcadies, Markus Lüpertz rêve d’aller vers le Sud, vers les idylles des bergers et des bergères, vers la joie. Mais la mort, les crânes, les anciens casques, ne peuvent pas être oubliés.

Gilbert Lascault

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