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Article publié dans le n°1092 (01 nov. 2013) de Quinzaines

Si l’on ouvre le dernier livre de François Beaune à l’index, on aura l’impression de feuilleter un ouvrage encyclopédique ou savant. Avec aussi ce qu’il faut de fantastique puisque le bestiaire proposé fait par exemple se succéder les entrées suivantes : escargot, fantôme, fée, femme-fantôme, femme-oiseau. Les autres catégories de l’index semblent plus « normales ». Il y est, entre autres, question de lieux réels.
François Beaune
La lune dans le puits
Si l’on ouvre le dernier livre de François Beaune à l’index, on aura l’impression de feuilleter un ouvrage encyclopédique ou savant. Avec aussi ce qu’il faut de fantastique puisque le bestiaire proposé fait par exemple se succéder les entrées suivantes : escargot, fantôme, fée, femme-fantôme, femme-oiseau. Les autres catégories de l’index semblent plus « normales ». Il y est, entre autres, question de lieux réels.

Tout ce qu’on lit dans La Lune dans le puits s’est déroulé dans des lieux réels nommés en haut de la page pour chaque récit : Athènes, Beyrouth, Jérusalem, Ramallah, Alexandrie, Tanger, Tunis, Alger, Marseille… Toutes ces histoires se déroulent autour de la Méditerranée, toutes sont vraies. François Beaune s’est inspiré d’un projet initié par le romancier américain Paul Auster. Celui-ci avait proposé de lire à la radio des histoires que lui enverraient des auditeurs. Il pensait n’en recevoir que quelques-unes et ne pas avoir grand choix à faire. Il a été submergé ou presque, devant d’abord lire puis trier les récits. Mais ce projet a été fécond et a pris le tour d’une véritable création. Le choix de cet espace s’impose. Les contraintes que donne l’auteur se discutent : l’absence de majuscules, par exemple. On s’y fera.

François Beaune a donc proposé qu’on lui envoie des récits courts, quatre ou cinq pages maximum, créant un site pour cela. Mais il s’est aussi rendu dans les villes et pays nommés pour recueillir ces histoires, ou les entendre de la bouche de qui les avait entendues. Ainsi, à chaque début, on lit le nom de l’auteur en italiques, on voit celui de la personne qui raconte, puis l’histoire. En écho à ces histoires, on lit celles de François Beaune ou, pour être plus précis, des instantanés à caractère autobiographique. Le fil du livre est chronologique. Tous les âges de la vie, de l’enfance à la mort, sont évoqués. Les différentes parties défilent, de l’adolescence à la soixantaine. Écrire son histoire sera pour lui « incliner le réel », le « mettre en italiques pour le trouver moins moche ».

La présence de l’oral se sent, comme les difficultés que certains narrateurs éprouvent face à l’écrit. Deux ou trois textes sont maladroits, d’une syntaxe incertaine, comme troués. Mais ces défaillances sont la matière du livre, pour ne pas dire son matériau. Elles lui donnent sa tonalité. On rit beaucoup, on est effaré, horrifié, accablé. La Lune dans le puits est, plus qu’un récit personnel, un reportage sur les habitants de terres traversées par les tragédies, les conflits, les malheurs : occupations, guerres civiles, catastrophes naturelles, ravages provoqués par la misère, le chômage, l’émigration forcée… On y voit des soldats israéliens pris dans les contradictions de la guerre, de l’occupation à Hébron ou Ramallah (l’histoire du match de football entre enfants et soldats est particulièrement savoureuse) ; on imagine la rencontre entre Julian Assange et Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah à Beyrouth ; on est à la fois amusé et attristé par l’aventure du petit vendeur de shit à Marseille.

Ce pourrait être une litanie ou le menu complet d’un journal télévisé. Or cela donne un livre vivant, souvent très drôle, mettant en scène des êtres malicieux, débrouillards (ou malhabiles), qui font avec. Comme le dit une jeune Algérienne, « j’étais pleine de vie, diabolique et vivante ». Bien des êtres le sont, ici. La Lune dans le puits est le vrai roman d’une terre ancienne, habitée par des femmes et des hommes qui ont plus que leur âge. La Méditerranée peut se résumer en une recette de cuisine, comme le propose Chawki Amari : « Comme tous les bons plats, ceux qui mijotent très longtemps sont réussis. Mais la Méditerranée est-elle réussie ? A-t-elle du goût ? N’est-elle pas cette soupe tiédasse faite de déchets que tous les empires de la région déversent depuis des millénaires ? »

L’humour qui teinte bien des récits, qui les préserve du pathos, ne suffit pourtant pas. La Lune dans le puits raconte des histoires universelles, des histoires d’amour, de solitude, des histoires mettant en scène des gens malades, les victimes d’une inondation à Alger, d’un massacre ici ou là. La présence de la mer, du soleil, de paysages souvent superbes, ne fait qu’exacerber la tristesse qu’on peut éprouver à lire certains récits. Se référant à Leonardo Sciascia, écrivant que la vérité est au fonds d’un puits, qu’on y voit le soleil ou la lune, Beaune écrit : « Ce qui m’intéresse dans ces histoires vraies, ce n’est pas la vérité nue, mais le soleil ou la lune qui se reflète sur l’eau éteinte au fond du puits. »

Et puis ce « roman », fait de voix multiples, pose la question de la fiction aujourd’hui, de sa relation avec la « réalité ». Comme l’écrit l’auteur, « Depuis longtemps, je m’intéresse à l’art brut. Ce ne sont pas les œuvres que je collectionne, comme ce ne sont pas les histoires vraies que je collectionne, mais bien les personnages derrière la création, qui me fascinent comme des totems, que je dispose en rond au fond du puits pour les faire vivre dans le miroir, à la lumière de la lune. » Il devient de plus en plus difficile, pour un romancier, de s’en tenir à l’intime ou à des histoires qui parlent de quelques personnages enfermés dans les incertitudes ou certitudes du couple ou de la petite famille. Il y faut un talent immense. Dans le même temps, ou le même mouvement, La Lune dans le puits montre le lien qui existe entre l’intime et l’universel, entre ce qu’on est ou croit être, et ce que les autres vivent. La dimension autobiographique du livre en témoigne. Rapportant les souvenirs des autres, on parle de soi, on établit ou suggère des liens. Se définissant à un moment comme « auvergnat », Beaune dit combien il aime Fernand Raynaud, le fantaisiste des années soixante qui était un peu le Nasr Eddine français.

Le livre de François Beaune rappelle que le monde est vaste, dangereux et beau, territoire d’explorations sans fin. Beaune a une vision de cet espace qui ressemble à « une bouche gercée dont la lèvre supérieure s’exprime en latin, et la lèvre inférieure en arabe ». Il voit en ce lieu la convergence entre « l’esprit de calcul de Descartes, l’esprit méditatif de la philosophie et de la foi, et enfin l’esprit de loisirs et de plaisirs sous toutes leurs formes, nourriture, sexe et vin pour tout le monde ».

Ce beau livre est enfin un formidable atelier. Chacun peut puiser dans le bric-à-brac des récits pour créer sa propre histoire. À lire ces récits, on a peu à peu envie d’écrire soi-même, de construire en écho. Rien n’oblige à suivre le fil chronologique, à lire un récit après l’autre dans l’ordre donné par l’auteur. On pourra par exemple retourner à l’index, et lire les histoires de serpent, de singe ou de sorcière, au choix, pour rêver à partir d’histoires toujours vraies.

Norbert Czarny