Vers l'hors d'atteinte

Publié pour la première fois par Opales/Pleine Page en 1997, « L’Homme qui penche » est de nouveau accessible grâce aux éditions Unes. Thierry Metz (1956-1997) est vivant, comment l’ignorer ? L’humanité douloureuse, la vie critique des mots qu’il choisit, traversent le temps, revenant toujours au présent de vivre.
Thierry Metz
L’Homme qui penche
Publié pour la première fois par Opales/Pleine Page en 1997, « L’Homme qui penche » est de nouveau accessible grâce aux éditions Unes. Thierry Metz (1956-1997) est vivant, comment l’ignorer ? L’humanité douloureuse, la vie critique des mots qu’il choisit, traversent le temps, revenant toujours au présent de vivre.

En octobre 1996, l’auteur du Journal d’un manœuvre (Gallimard, 1990) et de Lettres à la bien-aimée (Gallimard, 1995) entre volontairement, pour deux mois, à l’hôpital psychiatrique de Cadillac, près de Bordeaux, avec la volonté de se débarrasser de sa dépendance à l’alcool : « Je dois tuer quelqu’un en moi, même si je ne sais pas trop comment m’y prendre. »

Cette quête, en soi-même, de cet autre à éliminer est accompagnée par la lecture d’un seul livre : Douzième Poésie verticale, de Roberto Juarroz. Si le poème est un « temple vide »« pourrait habiter / une tige de l’être[1] » pour le poète argentin, « l’homme en pente » déménage intérieurement chaque jour pour « habiter une autre maison qui n’est toujours que la même mais qui est toujours vide – entourée par ce qui est plein ». Chez les deux poètes, les oppositions sont constantes : entre ce qui est loin ou proche, dehors ou dedans. Entre ici et là-bas, la présence et l’absence, l’opposition se résout douloureusement en « nulle part ».

La quête de lumière est celle d’une Parole perdue, qui n’a peut-être jamais été :

« Depuis ce matin je tourne autour d’un petit poème dont rien n’est le centre. Les mots m’en éloignent. Avant d’y entrer il faudrait pouvoir en sortir. Les feuillets s’accumulent allant davantage vers le noir. Rien ne s’échappe de cette lumière, comme Perceval de la forêt.

Chaque mot écrit échappe à ce qu’il dit. On y retourne, plus aveugle encore. »

Le poète mène sa quête initiatique pas à pas. Chaque texte est numéroté : il y en a 54 pour le premier séjour, 36 pour le second, 90 au total. Pour chacun de ces trois nombres, la somme des deux chiffres fait 9. Ce 9, très chargé symboliquement, promet la nouveauté, une naissance ou une renaissance. Mais il est aussi en attente du 1 qui le compléterait vers la plénitude du 10. Ce 1 restera absent, le jour nouveau ne viendra pas.

Thierry Metz n’a pas choisi de sombrer. Est-il né mutilé ? La perte de son fils Vincent, renversé par une voiture huit ans auparavant, n’aura-t-elle fait que précipiter ce qui, dès l’origine, était inscrit ? « Le monde est sous nos pieds, l’instrument dans la main, la rose dans l’étoile. Mais tout ça ne mène qu’à cueillir un coquelicot sur un talus. » Chaque chose est à sa place. La rose est celle du mystère, sans doute aussi celle de Rilke, et la « rose de personne » de Paul Celan. Le coquelicot, c’est celui du souvenir de l’enfant. Orphée[2], le poète, ne peut que se retourner, et Perceval rester fasciné devant les taches de sang sur la neige.

Le poète, pourtant, s’efforce de « lier », de « ne pas perdre le fil » (cette variante fragile de la corde qui hante tous ses livres) : « L’homme qui penche est un être encordé. Encordé mais pas lié. »

Dans cet univers clos, seuls demeurent « la maison et l’habitant » ; il faut « se sevrer », limiter tout déplacement. Un psychiatre sans nom mène un dialogue vide. Les vraies rencontres sont celles des patients, avec qui fraterniser « comme de vieux marins » : Bernard, Mickey, Patricia, Rainer, Jo, Sylvie, Raymonde, Claude, Aïssa, Farid…

Thierry Metz dessine la silhouette de ses compagnons d’infortune et d’inadéquation au monde. La plupart déambulent (René « ne s’arrête que pour demander une cigarette ou regarder l’un d’entre nous ») ou se taisent (Mady, « toujours plus absente ») ; en chacun, il se reconnaît : « Marcher, toujours. Sans s’éloigner. Être celui qui est là, qui vient et qui revient, qui n’arrive nulle part. Maigre et las. Comme si tout l’attendait, les êtres et les choses, pour passer. Jusqu’à la mort. »

Dans l’œuvre de Giacometti, L’Homme qui marche devient aussi L’Homme qui chavire, comme aspiré par le vide.

« Toute l’obscurité est dans le jour », affirme Thierry Metz. Le trajet, dès lors, s’établit sur de maigres pistes ou indices illisibles, et le but à atteindre se dérobe. « Mais l’infime est plus sûr que le reste », peut-être s’agit-il simplement d’éprouver, en cette humanité faillible, le destin de chacun :

« Combien sont-ils ici qui ne sont nulle part ?
Plus ou moins endormis.
Enfermés avec le soleil et la lune, avec une poignée d’herbe. Pour préparer le repos sans partage.
Même étant arrivés, nous sommes encore loin. »

Le cauchemar de la nuit a ranimé la scène de l’accident : la bicyclette, le talus, l’enfant perdu, tout près d’une « résurgence », signe d’une possible renaissance. Puis l’élémentaire :

« L’herbe.
L’eau.
Des nuages.
Pas plus. »

La « réparation » est impossible, la séparation irrémédiable. La réflexion en prose pourtant se poursuit : « J’essaye, à ma manière et plus simplement, de faire entrer l’homme que je suis devenu dans la maison de la rencontre et de la réparation. »

Aux vers, le constat, plus brutal, de l’échec redouté :

« Que seulement passent les heures.
Pour les empiler.
Pour conserver l’interrogation.
La délivrer des réponses. »

Le jour, chaque jour, est « un lieu d’approche, pas de rencontre. / Il me manque toujours ce qui aurait pu être. Et qui peut-être a été. » Ce manque se creuse toujours plus profond. « L’homme qui se penche se penche pour écrire, pour retenir, peut-être, ce qui était plus penché que lui. »

Ce qui sera poursuivi mais jamais atteint demeure, comme une étoile destinée à s’éteindre. Ce peut être un visage – ou son ombre, car « [l]e langage n’a sans doute d’accessible que l’indicible ».

Entre ces pages, pourtant, des mots miraculés surgissent : « Peu à peu : se redresser, partir avec l’oiseau, puis avec l’arbre, lui laisser nos gestes et le petit secret enterré à son pied. Voyage, ascension de chaque instant pour équilibrer ce qui ne peut s’élever. »

Mais « l’homme en pente » chavire. Il ne trouve pas son graal, cet autre lui-même, objet de sa quête : « J’ai soif. Ce que je suis n’est plus que cette soif. »

Le temps s’inscrit dans les gestes, ramasser les feuilles, dans les fleurs… Le poète regarde son propre visage s’effacer à travers celui des autres, patients passagers d’une histoire échappée. Un conte n’aura pas lieu, nous n’en aurons que les premiers mots interrompus : « Il était une fois… »

« C’est terminé. »

[1]. Roberto Juarroz, Douzième Poésie verticale, trad. de F. Verhesen, La Différence, coll. « Orphée », 1993, p. 127. On lira, dans le dossier spécial de la revue Diérèse n° 56 (printemps 2012), quelques poèmes de Thierry Metz retrouvés entre les pages de son exemplaire du livre de Roberto Juarroz.
[2]. Thierry Metz, Carnet d’Orphée, préface d’Isabelle Lévesque, Les Deux-Siciles, 2011.

Isabelle Lévesque