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« Villes » de Germain Nouveau, ou l’ivresse des spectacles modernes

Article publié dans le n°1158 (01 oct. 2016) de Quinzaines

« Ce sont des villes ! C’est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets. La chasse des carillons crie dans les gorges. Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes. Sur les plates-formes au milieu des gouffres les Rolands sonnent leur bravoure. Sur les passerelles de l’abîme et les toits des auberges l’ardeur du ciel pavoise les mâts. L’écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches. Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses, – la mer s’assombrit parfois avec des éclats mortels. Sur les versants des moissons de fleurs grandes comme nos armes et nos coupes, mugissent. Des cortèges de Mabs en robes rousses, opalines, montent des ravines. Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tètent Diane. Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites. Des groupes de beffrois chantent les idées des peuples. Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des orages s’effondre. Les sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit. Et une heure je suis descendu dans le mouvement d’un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l’on a dû se retrouver. Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d’où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ? »
« Ce sont des villes ! C’est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets. La chasse des carillons crie dans les gorges. Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes. Sur les plates-formes au milieu des gouffres les Rolands sonnent leur bravoure. Sur les passerelles de l’abîme et les toits des auberges l’ardeur du ciel pavoise les mâts. L’écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches. Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses, – la mer s’assombrit parfois avec des éclats mortels. Sur les versants des moissons de fleurs grandes comme nos armes et nos coupes, mugissent. Des cortèges de Mabs en robes rousses, opalines, montent des ravines. Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tètent Diane. Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites. Des groupes de beffrois chantent les idées des peuples. Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des orages s’effondre. Les sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit. Et une heure je suis descendu dans le mouvement d’un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l’on a dû se retrouver. Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d’où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ? »

« Villes [Ce sont des villes] » est un texte énigmatique, sur lequel les interprétations ont régulièrement évolué, comme si son sens nous échappait. On objectera que le but de la poésie serait précisément d’échapper au sens ; mais « Villes » est-il réellement un poème ? Les interprétations se rejoignent sur un point : il évoquerait une vision extatique. Mais cette vision n’est sans doute pas celle que l’on croyait.

Longtemps attribué à Rimbaud, « Villes » était publié à l’intérieur du recueil non autorisé des Illuminations, dans les différentes moutures que ce recueil a connues. Il fait partie d’un ensemble de textes transcrits durant le compagnonnage entre Arthur Rimbaud et Germain Nouveau, entre la fin octobre 1873 et le 19 juin 1874 (comme nous aurons le plaisir de vous le montrer prochainement, avec une lettre inédite à l’appui). On a pu démontrer depuis peu que le statut de Rimbaud était celui de copiste. Sur le manuscrit de « Villes [Ce sont des villes] », on remarque au moins une hésitation dans la retranscription – à la dernière ligne – de l’expression « boulevard de Bagdad », dont l’espace alloué fut initialement laissé vacant. Le changement d’auteur (au profit, en toute logique, de Germain Nouveau, qui avait déclaré être l’auteur de « Villes » dans une lettre du 17 avril 1875) entraine un bouleversement du sens à donner au texte.

Du temps de l’attribution erronée, ce texte était censé faire l’éloge du progrès, du monde industriel. Or, la paternité moderne offre une nouvelle image, moins éthérée mais plus sûre. Le vocabulaire du théâtre – et plus généralement du spectacle – domine : « apothéoses » (ces procédés le plus souvent pyrotechniques), « paradis » (les plus hautes loges, que l’on retrouvera dans Les Enfants du paradis), les « chalets de cristal qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles » (qui évoquent les mécanismes scéniques permettant de déplacer les décors), les « palmiers de cuivre » (qui font écho aux nombreux palmiers métalliques des jardins du bal Mabille, lieu emblématique des divertissements). Si le vocabulaire des spectacles est incontestablement présent, ce texte fait-il allusion à un spectacle particulier ?

Un spectacle contemporain de la copie de ce texte pourrait offrir une clef de lecture. Un opéra-bouffe avait connu un succès non démenti depuis sa création en 1858 : Orphée aux Enfers, sur une musique d’Offenbach. Et, avec sa nouvelle version représentée depuis février 1874, le succès est devenu plus fort encore, et la presse n’a pu que se faire l’écho de cette furie nouvelle. Orphée aux Enfers revisite le mythe grec : Orphée et Eurydice se détestent cordialement, et lorsque cette dernière est enlevée par Pluton, Orphée n’est pas dévasté mais plutôt débarrassé. Ce n’est que sous la pression de l’Opinion publique qu’il se résigne à aller la récupérer aux enfers. Il exige réparation auprès de Jupiter, lequel décide de faire partie du convoi, de même que les principaux dieux de l’Olympe, attirés par la curiosité. La descente aux enfers n’est en aucun cas malheureuse, elle est l’occasion d’un banquet ouvert à tous les débordements : les bacchanales (ces « fêtes amoureuses ») les attendent chez Pluton, dans un décor logiquement paré de ces « cratères [qui] rugissent ». Le cortège qui y descend est interminable. On y trouve Vénus (on a assisté à son réveil un peu plus tôt), Diane, ses centauresses, et sans doute – parmi les figurants – Actéon que Jupiter dit avoir changé en cerf (tétait-il Diane dans la bacchanale d’Offenbach ?), les « flottes orphéoniques » (les barques qui accompagnent Orphée), Bacchus et ses bacchantes, et plus de trois cents personnages et musiciens dont les « Rolands » – métonymie pour désigner les cuivres ? – sonnent la bravoure ! Ce n’est donc pas réellement une descente aux enfers, mais une orgie, une débauche d’énergie, de bruits et de lumières. Le spectacle de la descente est un véritable feu d’artifice, occasion d’expérimenter et de multiplier les nouveautés pyrotechniques les plus sensationnelles. Quand le défilé s’achève, c’est l’apothéose : le ciel est irradié d’une lumière éblouissante. La marche reprend pour ramener Eurydice du pays des morts, mais Jupiter et Pluton ne sont pas de cet avis et se la disputent. Pour mettre un terme à cette rivalité, Jupiter fait monter Eurydice sur le char de Bacchus, invitant ainsi à prolonger la bacchanale !

Sur scène comme dans les gradins, tout le monde danse sur le rythme du quadrille endiablé d’Offenbach, toujours aussi célèbre depuis qu’il est devenu l’emblème du French cancan. Les sens des spectateurs en transe sont surexcités. On imagine aisément l’ivresse qui les gagne et qui se déplace hors les murs du théâtre de la Gaîté, pour prolonger une nuit interminable : « Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d’où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ? »

Orphée aux Enfers aura marqué Germain Nouveau, qui y fait allusion à plusieurs reprises dans le reste de son œuvre. Il fait partie de ces spectacles grâce auxquels l’individu sortait de lui-même et pouvait s’exalter, échappant ainsi aux tristes réalités. « Villes » est la consignation d’une ivresse collective. Davantage qu’un hymne à ce spectacle en particulier, « Villes » est un texte qui invite à considérer les divers lieux de divertissements en vogue, des théâtres aux opéras en passant par les foires, pour lesquels Germain Nouveau, comme son ami de l’époque Jean Richepin, s’enthousiasmait.

Eddie Breuil

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