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Visions fantastiques de l’estampe

Article publié dans le n°1150 (02 mai 2016) de Quinzaines

« Il faut respecter le noir. Rien ne le prostitue. Il est agent de l’esprit bien plus que la belle couleur de la palette ou du prisme. » Odilon Redon ne pouvait mieux affirmer le prestige de cette technique qui connut sans doute son âge d’or au XIXe siècle en se prêtant à toutes les créations oniriques, du romantisme au symbolisme.
Valérie Sueur-Hermel
Fantastique ! L’estampe visionnaire de Goya à Redon
(BNF)
« Il faut respecter le noir. Rien ne le prostitue. Il est agent de l’esprit bien plus que la belle couleur de la palette ou du prisme. » Odilon Redon ne pouvait mieux affirmer le prestige de cette technique qui connut sans doute son âge d’or au XIXe siècle en se prêtant à toutes les créations oniriques, du romantisme au symbolisme.

L’art de l’estampe au XIXe siècle accompagne l’essor du livre et de la presse, dont la diffusion de masse appelle des techniques de reproduction efficaces : la gravure sur bois, sur métal (ou « taille-douce », principalement l’eau-forte), et la lithographie. L’exposition que le Petit Palais avait organisée (d’octobre 2015 à janvier 2016) était consacrée à l’estampe « visionnaire », dans le registre « fantastique » qui traversa tout le siècle à partir des influences anglaises et allemandes, et trouva dans l’estampe un moyen d’expression privilégié pour développer des visions oniriques, angoissantes, souvent morbides ou macabres. 

Sur les cent soixante-dix œuvres exposées, venues des collections de la Bibliothèque nationale, le beau catalogue de l’exposition en reproduit une centaine, commentées et coordonnées dans un parcours chronologique et thématique par une spécialiste de la question : Valérie Sueur-Hermel, conservateur en chef au département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale. Toutes les gravures ici reproduites attestent combien « la veine fantastique traverse le siècle du positivisme et du matérialisme bourgeois » : des Caprices de Goya affirmant que « le sommeil de la raison enfante des monstres » jusqu’aux diverses représentations d’échafauds, de pendus, de squelettes, de fantômes, toutes ces œuvres sont nourries d’un imaginaire inquiétant, qui correspond au versant nocturne du romantisme, dans une liaison insistante entre au-delà surnaturel et inconscient individuel. 

Comme l’indique l’étymologie, le « fantastique » est d’abord lié à l’imaginaire, sans avoir forcément une connotation d’angoisse. C’est dans ce sens large que prennent place ici des œuvres fantaisistes, portées par un onirisme léger, joueur et malicieux, de l’illustrateur de génie Grandville : dans ses deux dernières gravures, Deux rêves, le regard suit la courbe sinueuse d’une même image qui se déforme par étapes en une métamorphose étonnante. Ce fantastique-là, qui semble annoncer Magritte, est assurément très proche du surréalisme. Mais ce sont les œuvres angoissantes qui ont ici été privilégiées, liées à l’onirisme noir qui traversa le XIXe siècle : le frontispice des Épaves de Baudelaire par Félicien Rops (avec un squelette émergeant des « fleurs du mal »), La Mort en fourrures d’Eugène Delâtre, Danse macabre du même, ou La Guillotine d’Henri Rivière. 

Dans le sillage de Dürer et de Rembrandt, et surtout de Goya, dont le trait incisif est aussi âpre que souple, les maîtres de l’estampe sont à l’évidence ceux qui trouvent dans le noir de l’encre un écho à leur inspiration profonde, qui parviennent à tirer de cette non-couleur un chromatisme implicite : Gustave Doré, dont sont reproduites des illustrations pour L’Enfer de Dante et Don Quichotte, Félicien Rops, qui projette dans la gravure la chambre noire de ses fantasmes, et surtout Odilon Redon. De Gustave Doré, Théophile Gautier dira qu’il « a inventé le climat de l’enfer, les montagnes souterraines, l’atmosphère brune où jamais le soleil n’a lui, […] les fleuves épais, semblables à des courants de lave ». Quant à Redon, que le catalogue place dans la filiation de Goya, Grandville et Edgar Poe, il intitula sa première suite lithographiée Dans le rêve (1879), en réaction contre les courants impressionniste et naturaliste. Après avoir reçu son recueil Songes, Mallarmé lui écrivit dans une lettre de remerciement : « Vous agitez dans le silence le plumage du Rêve et de la Nuit. » La fascination qu’exercent ses œuvres tient sans doute à sa maîtrise parfaite de la lithographie, à laquelle il donne douceur et profondeur avec une science consommée du trait ; elle vient surtout de ces motifs – visages ou œil – qu’il place au cœur de l’obscurité et qui reflètent en miroir le regard inquiet et tout aussi muet du spectateur ; images-sphinx, dont l’énigme semble renvoyer à la conscience de celui qui regarde. 

À côté de ces maîtres, le catalogue rend justice à des artistes moins connus mais talentueux, qui excellent dans l’art du trait et du noir : par exemple, Fortuné Louis Méaulle, dont on découvre une extraordinaire gravure sur bois tirée d’un dessin de Victor Hugo, Le Burg à la croix, ou Célestin Nanteuil, parfait maître de l’eau-forte et de l’aquatinte dans un décor pour La Esmeralda. Le catalogue rend aussi justice aux arts populaires de l’image, qui vulgarisèrent au XIXe siècle des « fantasmagories » et autres « rêveries » ou « alphabets diaboliques ». On voit également de près le travail graphique aussi volubile qu’inspiré de Delacroix dans ses lithographies pour Shakespeare et Goethe, avec une « audace du traitement par éraflures spontanées sur le fond noir de la composition » qui « restera inégalée dans son œuvre lithographique ». 

L’un des intérêts du livre est de faire parfaitement apprécier l’art de l’estampe dans toute la finesse de ses possibilités. Au terme d’un bel ouvrage sous couverture cartonnée et dont le papier imite à la perfection le rendu doux et soyeux de l’estampe, une annexe utile et informée apprend beaucoup sur les différentes techniques de la gravure : « eau-forte », « aquatinte », « matière noire », « gravure sur bois de bout » ou « bois de fil », « lithographie » et « manière noire lithographique », et même « gypsographie ». Toutes ces précisions forment l’intelligence du regard sur ces œuvres où, bien avant Pierre Soulages, le « noir » révèle des potentialités expressives aussi subtiles qu’infinies. Valérie Sueur-Hermel affirme dès le début « la distance que le noir et blanc instaure naturellement par rapport à la réalité ». En comparaison avec la peinture, qui reste très largement figurative au XIXe siècle, la gravure opère toujours une stylisation par le trait, tandis que le noir de l’encre fait basculer le dessin, même réaliste, vers une vision intérieure. Le catalogue montre ainsi à quel point l’art de l’estampe a orienté vers le fantastique même des artistes parfaitement réalistes, comme Félix Bracquemond et Alphonse Legros. Dans une lettre, Delacroix parlera d’une véritable « sorcellerie ».

Daniel Bergez