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Au musée de l’Orangerie, une exposition rend compte du regard visionnaire que Guillaume Apollinaire a porté sur ses contemporains. Œuvrant comme critique d’art de 1902 à 1918, il fut un défricheur insatiable de nouveaux talents et un soutien indéfectible des avant-gardes. Loin de toute théorie, il suivra son intuition avec passion, dirigé par la volonté impérieuse de partager son émerveillement, notamment avec le galeriste Paul Guillaume, dont la collection personnelle fut acquise par l’État à la fin des années cinquante pour être présentée à l’Orangerie.

EXPOSITION

APOLLINAIRE, LE REGARD DU POÈTE

Musée de l’Orangerie

6 avril-18 juillet 2016

 

CATALOGUE DE L’EXPOSITION

Gallimard, 320 p., 45 €

 

GUILLAUME APOLLINAIRE et PAUL GUILLAUME

CORRESPONDANCE (1913-1918)

Gallimard/Musée de l'Orangerie, 192 p., 19,50 €

Au musée de l’Orangerie, une exposition rend compte du regard visionnaire que Guillaume Apollinaire a porté sur ses contemporains. Œuvrant comme critique d’art de 1902 à 1918, il fut un défricheur insatiable de nouveaux talents et un soutien indéfectible des avant-gardes. Loin de toute théorie, il suivra son intuition avec passion, dirigé par la volonté impérieuse de partager son émerveillement, notamment avec le galeriste Paul Guillaume, dont la collection personnelle fut acquise par l’État à la fin des années cinquante pour être présentée à l’Orangerie.

Il y a d’abord cette voix, celle du poète qui lit ses propres vers à la manière d’une incantation. « Sous le pont Mirabeau coule la Seine… » Nous sommes en 1911, Apollinaire a trente et un ans et il ne lui reste plus que sept années à vivre. Si l’on en croit la traditionnelle frise biographique placée au début des expositions il semble que le sort ait bien fait les choses puisqu’à sa disparition précoce répond l’exceptionnelle densité de ses activités. Comme si la vie s’était emballée. 

Apollinaire, « un homme-époque » 

Dans l’intervalle de quinze ans qui sépare sa première chronique d’art dans la Revue blanche de la parution des Calligrammes en 1918, Apollinaire aura été de tous les salons et de tous les combats. Son éclectisme n’a rien d’un éparpillement. Il traduit plutôt une curiosité pour les formes artistiques les plus diverses, du fauvisme à l’orphisme en passant par le cubisme et le futurisme jusqu’au surréalisme pour lequel il invente même un mot-valise. Tout critique sait à quel point il est difficile de parler d’un sujet sur lequel rien n’a jamais été écrit. Il ne s’agit pas seulement de saisir l’air du temps, il faut le rendre palpable malgré sa volatilité, lui conférer les caractères de l’évidence malgré sa complexité. « Vous êtes un homme-époque », écrivait le compositeur Alberto Savinio, frère de Giorgio De Chirico, à Apollinaire en 1916. Cette clairvoyance fera dire plus tard à Breton qu’« il avait situé une fois pour toutes la démarche d’un Matisse, d’un Derain, d’un Picasso, d’un Chirico […] au moyen d’instruments d’arpentage mental comme on n’en avait plus vu depuis Baudelaire ». Il y a pourtant quelque chose de fondamentalement anti-baudelairien chez Apollinaire, une sorte d’optimisme solaire qui résiste à tout, même à l’horreur des tranchées. « Il faut réagir contre le pessimisme qui depuis le début du XIXe siècle n’a pas cessé de hanter nos écrivains », affirme-t-il avec conviction à Gaston Picard, l’une des nombreuses figures littéraires qui gravitaient dans son cercle rapproché. 1916 aurait pu marquer un arrêt définitif à cet élan vital, mais le poète, blessé à la tête par un éclat d’obus puis trépané, surmonte ses souffrances pour organiser une exposition Derain en octobre alors que, simultanément, paraît Le Poète assassiné, un recueil de contes burlesques. 

Apollinaire-Picasso : premiers de cordée 

Apollinaire a l’amitié fidèle et l’admiration tenace. En 1909, il choisit Derain pour illustrer son Enchanteur pourrissant, un récit inspiré des légendes arthuriennes. En 1911, c’est Dufy qui réalise des gravures sur bois pour la parution du Bestiaire. Mais c’est avec Picasso que se noue une véritable affinité élective. Les deux hommes se rencontrent en 1905 et ne se quitteront plus. Ils partagent le même goût pour le cirque et pour les arts premiers au point de s’embarquer ensemble dans la rocambolesque affaire des « Têtes espagnoles » du Louvre. Leur relation va au-delà du compagnonnage artistique. Dans le fameux tableau de Marie Laurencin, Apollinaire et ses amis (1909), Picasso est au centre de la composition, juste derrière Guillaume. Dans le portrait d’Apollinaire pris dans l’atelier de Picasso au 11 boulevard de Clichy, le poète semble chez lui. Leurs trajectoires s’entremêlent au point que l’une ne peut plus se penser sans l’autre. Cette position à part fait d’Apollinaire le témoin privilégié de la maturation et de l’éclosion du cubisme, à propos duquel il écrira en 1912 dans La Section d’or, le bulletin anonyme du groupe de Puteaux : « Les cubistes, à quelque tendance qu’ils appartiennent, apparaissent à tous ceux qui ont souci de l’avenir comme les artistes les plus sérieux et les plus intéressants de notre époque. » Le cubisme a fait son temps, mais quelle plus grande valeur peut avoir un mouvement artistique que celle de faire son temps, dans tous les sens du terme ? Apollinaire en fut l’oiseau annonciateur, à l’image de L’Oiseau bleu (1913), le grand tableau de Jean Metzinger qui ouvre l’exposition ou des deux xylographies représentant un aigle et un poussin, merveilles d’économie et de simplicité, que Picasso avait réalisées dès 1907 pour le Bestiaire et qui n’avaient finalement pas été retenues dans le projet final. 

Le partage en héritage 

L’avarice et la jalousie sont des sentiments étrangers à Apollinaire. Ses rapports privilégiés avec Paul Guillaume, de onze ans son cadet, montrent l’ampleur de sa générosité. Guillaume n’est pas encore le marchand de légende qu’il deviendra ensuite lorsqu’il fait la connaissance du poète vers 1910. Très vite, celui-ci devient son mentor et le conseille dans ses choix d’artistes et de pièces d’art africain, si bien que Guillaume ouvre sa première galerie parisienne en 1914, à l’âge de vingt-trois ans. La guerre profite à ses affaires. Daniel-Henry Kahnweiler, marchand historique des mousquetaires cubistes, se voit contraint de fuir en Suisse à cause de ses origines germaniques. Sa galerie parisienne est séquestrée comme bien appartenant à l’ennemi. Guillaume cherche à s’engouffrer dans la brèche. Il veut récupérer Picasso dans son escarcelle. La correspondance qu’il entretient avec Apollinaire, jusqu’alors inédite et publiée à l’occasion de l’exposition, révèle la naïveté du débutant. « Je n’ai des Chirico que des nouvelles peu fraîches. Ils sont maintenant tous deux à Ferrare où les a été retrouver leur mère. On s’ennuie beaucoup à Paris. J’ai commencé à parler à Picasso mais nous n’avons pas encore abordé sérieusement la question. Je vais voir pour Derain et Vlaminck. […] Que pensez-vous de Modigliani que vous devez connaître ? J’ai vu récemment des choses de lui (des dessins) pas trop mal ». Jusqu’au dernier jour, Guillaume cherchera l’assentiment de son pygmalion. Cependant, la relation n’est pas à sens unique. La galerie offre un espace d’expérimentation à Apollinaire. Il y organise, quelques mois avant d’être emporté par la grippe espagnole, la première confrontation entre l’œuvre de Matisse et celle de Picasso : les deux mastodontes de l’art moderne réunis par un regard visionnaire. 

On est bien loin du portrait représentant le poète, les yeux cachés sous des lunettes de soleil, que De Chirico a peint en 1914, laissant la liberté aux surréalistes d’y trouver ultérieurement quelque prémonition. Que l’on ne s’y méprenne pas, Apollinaire n’a jamais souffert d’aveuglement.

Pierre-Henri Foulon

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