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VITRINE EN COURS...

Article publié dans le n°1164 (03 janv. 2017) de Quinzaines

Chaque mois, La Quinzaine propose dans cette chronique un cheminement au coeur de la vie des livres, parmi les étals des librairies, chez les attaché(e)s de presse et les journalistes, e...

Chaque mois, La Quinzaine propose dans cette chronique un cheminement au coeur de la vie des livres, parmi les étals des librairies, chez les attaché(e)s de presse et les journalistes, et, naturellement, dans les ateliers d’imprimerie. S’y dessine un panorama de la vie littéraire, de son actualité, de son commerce, de ses sociabilités.

Que veux-je ?

Envie d’ailleurs

Une surprise de l’automne aura été la publication par Philippe Baudouin et les éditions du Murmure des archives de l’étonnant Émile Tizané (1901-1982). Né à Redha-el-Ferada en Algérie, ce gendarme a développé un penchant pour le paranormal au point de chasser le fantôme durant toute sa carrière de militaire médaillé – trente-neuf enquêtes tout de même. Sa hiérarchie n’a pas trop adhéré, contrairement à Jean Cocteau, Gabriel Marcel, Maurice Maeterlinck ou Armand Carrel, qui se sont toqués du farfelu et de ses livres, L’Homme inconnu dans les crimes sans cause (Omnium littéraire, 1962) ou Il n’y a pas de maisons hantées ? Journal d’un enquêteur incrédule (id., 1971). Déplacements d’objets, hantises, coups frappés, Fox Mulder était français. 

Désir d’apocalypse

On éprouve parfois des appétits de carnage, de chaos. Non pour le carnage lui-même, mais parce que nous ressentons aux dérèglements de l’heure une exaltation véritable : l’entropie ambiante rend au moment présent un sel que la routine lui avait ôté. Ainsi la vie prend-elle du relief pour deux sœurs dont l’Américaine Jean Hegland relate la vie dans son roman Dans la forêt (trad. Josette Chicheportiche, Gallmeister). Leurs parents meurent alors que la civilisation s’éteint brusquement. Élevées en pleine nature, isolées de tout commerce humain, elles doivent apprendre l’autarcie. Comme des écoliers confrontés à la grève générale, elles sentent sous la terrible excitation ce désir de catastrophe. 

Tentation de la douceur

Le pasteur débonnaire de Theodore Francis Powys (Le Fruit défendu, L’Arbre vengeur) se complait, lui, dans la douceur de vivre. C’est aussi le cas du pope sybarite dont le Russe Panteleïmon Romanov (1884-1938), ce magistral décrypteur de nos paradoxes, souligne le péché mignon dans Le Droit de vivre ou le problème des sans-parti (Héros-limite) : « À présent Fiodor Ivanovitch faisait la sieste non seulement après le déjeuner, mais aussi après le petit-déjeuner, et avant le dîner. Mais c'était celle d'après déjeuner qu'il appréciait le plus.

On tirait le rideau dans la chambre à coucher. Les mouches s'en allaient au plafond ou se promenaient sur l'oreiller, tournant le dos l'une à l'autre. On mettait du kvas sur la table de chevet ; Fiodor Ivanovitch se déshabillait et s'effondrait sur l'édredon, que l'on avait battu jusqu'à ce qu'il devînt tout vaporeux. » 

Soif de passion

Platon nous en avait dit un mot bien avant Sade, Bataille ou Genet dans le Banquet : la couche connaît également des usages synonymes de saccage. Le désir amoureux trouve pour s’épancher des énergies phénoménales. Dans un roman d’amour qui s’ouvre sur une énorme tempête (climatique) pour se poursuivre dans un déluge (sentimental), Marcelle Tinayre (1870-1948) nomme L’Oiseau d’orage (Le Carrelet éditions) la passion et le désir violent qui s’y niche. En 1897, la province bouillait, ardente et scandaleuse comme chez Flaubert. 

Besoin d’œuvre

S’il est un domaine où l’appel des sens et de l’esprit trouve une voie bénéfique, c’est la création. L’actuelle exposition de l’Institut Mémoire de l’Édition contemporaine de Caen consacrée aux manuscrits d’auteurs le dit en images. Son catalogue, L’Ineffacé, préfacé par Jean-Christophe Bailly, donne aux « brouillons, fragments, éclats » de textes toute leur portée sacrificielle et iconique. Des mains d’Arthur Adamov, Erik Satie, Jacques Derrida, Georges Duby ou Fernand Combet, ces pages sont des trouées dans l’épaisseur du temps. Y réside l’idée au moment exact de sa cristallisation, celui où le désir d’œuvre la forme. On songe à Günther Anders qui écrivait dans le sténogramme Croyance pragmatique dans la création : « La nature est pour le Faust actuel, donc pour nous, mystérieuse, non parce qu’elle dissimulerait son essence, mais parce qu’elle dissimule si souvent son utilité. […] nous appartenons, même si c’est de façon honteuse, aux partisans du récit biblique de la Création » (trad. N. Briand, revue Fario, n° 14).

Codex et convoitise

Honteuses aussi l’envie maladive, la manie de la possession, la collectionnite. La convoitise y prend ostensiblement la place de la libido. Les obsédés du livre, où se mêlent érudits et mécènes, avaricieux sordides et grands toqués, esthètes hypersensibles et pervers indécrottables, on les nomme « bibliomanes » – « bibliophiles » quand ils atteignent le stade suprême de l’élite et du luxe. À la suite de Gabriel Peignot, Nicolas Malais (Bibliophilie & création littéraire, 1830-1920, Cabinet Chaptal) et Jean-Paul Fontaine (Les Gardiens de Bibliopolis, L’Hexaèdre) ont étudié les cas de ces successeurs de Charles Nodier et d’Octave Uzanne, le créateur de la bibliophilie moderne à la fin du XIXe siècle. Croquignolets, leurs acharnés accumulateurs incarnent l’ambivalence de cette chasse qui consiste à dénicher l’opus rare et à mettre en valeur son trésor de guerre. En somme, à tirer la couverture à soi – sans déchirer le papier. Et tout ça pour tenter de maîtriser le chaos, comme l’écrivait le Portugais José Saramago (Tous les noms, Points Seuil, 1999). Il ajoutait que ces désirs sont « obligatoirement appétit, effet d’activités physico-chimiques inhérentes au corps, encore que d’une nature différente ». 

Rester zen

Un moine zen fait toujours le printemps. D’ailleurs, en ces temps de décroissance et de lutte contre le plastique, l’Éloge du peu (Philippe Picquier) de Ryunosûke Koike vaut purge salutaire. En nous présentant son mode de vie frugal, le Japonais déclare se passer du surplus. Sa leçon tient en trois mots : « Juguler nos désirs ». La partie n’est pas gagnée mais, comme toute élévation de l’âme véritable, se résoudra par l’effort. Le moine Koike nous offre en compensation la résolution d’une énigme aussi taraudante que celles du gendarme Tanizé : « Le pourquoi de la bicyclette » ! Un bon signe : la curiosité n’est toujours pas un vilain défaut.

Eric Dussert