Voyages et amours au temps des Lumières

On disait que les voyages forment la jeunesse. J’ajoute qu’ils confortent et surprennent parfois la vieillesse. Au hasard d’un colloque à Alicante et d’une conférence à l’Institut français de Valencia, occasion de retrouvailles avec un de mes anciens étudiants, de ceux qu’on n’oublie pas, j’ai découvert dans cette dernière ville, que je croyais pourtant connaître, un musée inattendu, unique sans doute en son genre, d’une belle architecture moderne, spacieuse et fonctionnelle, dû à l’architecte Guillermo Vazquez Consuegra.
Chrétien-Guillaume De Lamoignon De Malesherbes
Voyage en Angleterre. Inédits (Desjonquères)
Comtesse De Roufflers Sabran
Le lit bleu, correspondance (1777-1785) (Tallandier)
Marquise De Bombelles Bombelles
"Que je suis heureuse d'être ta femme", lettres intimes (1778-1782) (Tallandier)
On disait que les voyages forment la jeunesse. J’ajoute qu’ils confortent et surprennent parfois la vieillesse. Au hasard d’un colloque à Alicante et d’une conférence à l’Institut français de Valencia, occasion de retrouvailles avec un de mes anciens étudiants, de ceux qu’on n’oublie pas, j’ai découvert dans cette dernière ville, que je croyais pourtant connaître, un musée inattendu, unique sans doute en son genre, d’une belle architecture moderne, spacieuse et fonctionnelle, dû à l’architecte Guillermo Vazquez Consuegra.

Si ma mémoire est fidèle le bâtiment date de 2004. Il est consacré comme son nom l’indique à l’Ilustración (mot espagnol pour les Lumières) et à la Modernité, sans que le lien entre les deux termes soit systématiquement pris en compte. Il comporte un lieu pour l’exposition permanente avec des animations consacrées aux progrès de la raison, un autre pour les expositions temporaires fort nombreuses, une bibliothèque très bien conçue dans son espace et dans ses fonds. Quand j’avance que ce musée est unique, je suis sûr de ne pas me tromper et nous devrions nationalement en éprouver quelque honte. Il s’agit, comme l’a souligné son architecte, d’un musée des idées. Et ces idées sont celles du XVIIIe siècle. Grâce à l’effort et au talent de nos philosophes, guidés par l’exemple anglais et les libertins érudits du XVIIe siècle, elles se sont répandues en Europe. La France n’en est pas la propriétaire, quoi qu’elle prétende. Quelques cocoricos seront permis en constatant dans ce musée la part importante faite aux Lumières françaises. La collection permanente est une mise en images d’une histoire de l’esprit humain, au sens où l’entendait le XVIIIe siècle philosophique.

Le modèle narratif est sans aucun doute l’Essai sur les mœurs de Voltaire. Ce « diorama moderne » commence avec un ténébreux Moyen Âge. On y verra, guidé d’abord par une silhouette sombre, un atelier de moines copistes, puis les méfaits de l’Inquisition, le procès de Galilée, les heureuses conséquences de l’invention de Gutenberg, un port de commerce, un salon philosophique, une illustration vivante d’une planche de l’Encyclopédie, les progrès des sciences exactes que connaît le XIXe siècle. Tout cela est vivant, juste, sans être schématique. On a recours à de multiples mises en scène et à des moyens techniques très sophistiqués et que je trouve efficaces. Pour éviter de donner une image trop optimiste de cette histoire des progrès de la raison, la dernière salle fait une large part aux guerres et aux barbaries qu’a connues et que connaît encore notre époque. Le musée organise des visites pour les scolaires, qui viennent nombreux : plusieurs dizaines de milliers depuis son ouverture. On s’en réjouira. Les visiteurs adultes auraient beaucoup à y apprendre (1). L’actualité prouve qu’ils en ont un besoin urgent.

Et voilà un autre voyage, en Angleterre cette fois, et dont nous possédons un témoignage écrit. En 1785, Malesherbes (1721-1794), alors éloigné des affaires, (la Direction de la Librairie et la Cour des Aides), ami des philosophes, tous disparus (il assura le sauvetage de l’Encyclopédie), élu à l’Académie française en 1775, « Secrétaire de la Maison du Roi » dans le ministère Turgot, Malesherbes donc s’embarque pour Douvres. Il parcourt 1 023 miles en un peu plus d’un mois. Ce qui n’est pas peu. Monsieur de Malesherbes aime les voyages : il a visité la Hollande, la Suisse et en France le Béarn et l’Auvergne, en prenant des notes, mais sans jamais rédiger un véritable journal de voyage.

Remercions Michèle Crogiez-Labarthe d’avoir exhumé le manuscrit de ce voyage conservé à l’American Philosophical Society de Philadelphie et de nous en donner une édition établie avec un soin scrupuleux. Je la remercie d’autant plus vivement que je suis de ceux qui éprouvent pour Malesherbes admiration et respect. Non seulement parce qu’il protégea les philosophes, qu’il œuvra à la citoyenneté des juifs et à la reconnaissance des droits civils des protestants, mais parce qu’il fut un homme d’un remarquable courage. Au point de connaître l’exil par une lettre de cachet signé du roi, parce qu’il avait eu l’audace de rendre publiques les remontrances de la Cour des Aides. Malgré cela, il se proposa comme avocat de Louis XVI, roi déchu, qu’il défendit de décembre 92 à janvier 93 avant de se retirer à Malesherbes, où il fut arrêté pour être guillotiné en même temps que sa fille aînée, sa petite-fille et son mari en avril 1794. Il est des fidélités, des sens du devoir et de l’honneur qui méritent l’admiration.

Comme tout récit de voyage, celui-ci est justiciable de lectures différentes. Ce qui tient au lecteur et à la curiosité sans bornes et sans exclusive du voyageur. Malesherbes est infatigable : rien n’échappe à son regard. Il décrit les paysages ruraux, les milieux urbains, les jardins ordonnés à l’anglaise après l’avoir été à la Le Nôtre. Michèle Crogiez-Labarthe accorde à ces derniers une grande et érudite importance. À chacun son bouquet. J’avoue être plus sensible à ses autres regards. En bon lecteur de l’Encyclopédie, il accorde un grand intérêt aux machines, qu’il décrit avec soin : métier à bobiner la soie, machine à coudre le cuir, alambic pour la fabrication des alcools... Malesherbes est aussi philosophe par l’attention qu’il porte aux formes anglaises de la bienfaisance : maisons de retraite des marins de la Navy ou des anciens soldats, écoles où ils conseillent jeunes mousses et futurs militaires, hôpitaux pour les fous... Grand serviteur de l’État, il est attentif au politique et au social : il visite la Chambre des communes, s’interroge sur la salubrité des villes, leur exposition aux incendies, et ne cesse de comparer, à la manière de Voltaire dans les Lettres philosophiques (1734), la France et l’Angleterre, souvent mieux lotie que sa voisine. Malesherbes est aussi un homme de culture : malgré sa connaissance médiocre de l’anglais, il va au théâtre pour y voir du Shakespeare adapté « au bon goût » du temps. Il s’intéresse aux monuments, aux nombreuses et importantes collections de peintures. Il y admire des Van Dyck, des Raphaël, des Rubens et, fait plus rare, des Murillo. Mais les palais visités, dont il admire l’architecture, le surprennent par des peintures du « goût le plus barbare ». Il s’étonne (et le lecteur actuel qui en est le familier avec lui) de la médiocrité des bibliothèques d’Oxford. Les pièces et les acteurs vus, les peintres reconnus, font prendre conscience de la dimension européenne de la culture, anglaise ou française.

Ce voyage enfin révèle une personnalité que la postérité ignore, ne retenant que la stature politique de Malesherbes. Il se révèle très sensible à la beauté de femmes anglaises, à l’élégance des bals, au luxe des salons, à la bonne chère et à la qualité des vins servis. On en conclura qu’être philosophe et voyageur attentif au monde, c’est peut-être devenir plus homme encore.

Et pour en finir, les deux derniers volumes parus de la « Bibliothèque d’Évelyne Lever ». Les amours de la Comtesse de Sabran et du Chevalier de Boufflers vont occuper trois volumes (1777-1815). En voici le premier. Il contient de quoi surprendre. Le Chevalier, conteur libertin, rencontre en 1777 la Comtesse veuve, mère de deux enfants. Coup de foudre, mais il y a les convenances et des nécessités économiques qui retardent indéfiniment le mariage. Les deux amoureux ne sont plus de jeunes tourtereaux. Si la Comtesse a fait un mariage de raison, le Chevalier de Boufflers a connu plusieurs aventures galantes. Ils attendront pourtant quatre ans avant de partager le lit bleu où Boufflers a rêvé de la Comtesse. Leurs fiançailles dureront vingt ans puisqu’ils se marieront en 1797. Ce sont vingt ans de lettres galantes, de soupirs, de charme, de petits riens, d’émerveillements réciproques, de découvertes. Ils ne se voient que rarement car le Chevalier est en campagne en Bretagne, en attente d’un engagement contre les Anglais. Alors que le canon tarde à tonner, il s’inquiète pour sa bien-aimée et ses enfants et la Comtesse se fait stratège en chambre et rêve de battre, une bonne fois pour toutes, les Anglais ou se livre à des considérations assez fantaisistes de météorologie. Ses lettres ont le charme du babillage, même quand on y parle littérature et latin. Comme dans les conversations de salon, on se laisse aller, au détour d’un rien, à philosopher. « Telle est la condition humaine : il n’est pas de plaisir sans peine, et souvent la somme des peines dépasse celle des plaisirs », écrit la Comtesse en 1778, avant de raconter la pitoyable fête qu’a donnée le grand prince de Bariantinsky. Il arrive aussi qu’on s’entretienne de Voltaire qu’on admire. Ces amoureux ne songent qu’à leur amour, sans pourtant négliger totalement le monde. Les lettres parlent du succès de la Belle Poule qui laisse espérer que la Royale pourra enfin vaincre la Navy, du départ de l’escadre française de Brest, de l’actualité culturelle.

Dans ce siècle qui apprécie si fortement le persiflage, cette correspondance choisit le badinage. Rien ne semble être pris au sérieux, l’élégance est de garder ses distances. La Comtesse a un soupirant anglais. Elle s’en amuse avec Boufflers, non pour éveiller sa jalousie, mais pour écrire des lettres divertissantes. Cette légèreté de ton n’empêche pas le sérieux des sentiments. On souffre d’une trop longue absence, de lettres qu’on attend et qui arrivent plus tard que prévu. On s’épanche, mais toujours avec élégance. Quels que soient ses sentiments, il faut fuir l’esprit de sérieux. On est voué à plaire par sa beauté, sa culture, son charme, sa grâce épistolaire. La lettre ici sert moins à informer qu’à séduire et se donner à être aimé. Ce badinage représente un art difficile : on risque la mièvrerie, même quand on décrit Ermenonville et que l’on réfléchit à la mort. Quand les amants sont réunis, la correspondance bien évidemment s’interrompt. On peut, comme le fait l’éditrice des lettres, repérer des rythmes nouveaux à chaque reprise. Ceci est vrai pour les hésitations, le désir et la crainte, l’attente trop longue de l’abandon. Mais le ton reste le même. Le bon ton, bien sûr (2).

Autres lettres d’amour : celles qu’échangent le Marquis et la Marquise de Bombelles. Le Marquis est un diplomate sans fortune, ambassadeur à Ratisbonne et la Marquise une dame d’honneur de Madame Élisabeth, sœur de Louis XVI. Le couple est amoureux. Chose rare à une époque où les mariages sont en général arrangés. Les lettres publiées, jusqu’alors inédites et conservées aux archives des Yvelines, sont des lettres d’amants qui s’aiment et se désirent. Elles révèlent ce que le code d’une société aristocratique oblige à dissimuler, une intimité affective et même sexuelle. Ces lettres traduisent l’influence que les thèses de l’Émile ont exercée sur le monde aristocratique. Les parents sont plus proches des enfants, plus sensibles à leurs progrès physiques et intellectuels. L’époque semble bien passée de leur confinement en nourrice puis auprès des domestiques. Bombon, premier fils des Bombelles est très présent dans les lettres qu’échangent les époux. On n’en déduira pas pour autant que le couple est adepte de la philosophie des Lumières. Dans une de ses premières lettres, la jeune mariée évoque le couronnement de Voltaire sur la scène du Français et le compliment en vers que lui a adressé la Vestris. Il est vrai aussi que le Marquis a lu Raynal, les Voyages de Cook, les Contes moraux de Marmontel et qu’il en conseille la lecture à sa femme. L’auteur le plus souvent cité est Rousseau. On peut être rousseauiste en se limitant à appliquer les principes éducatifs de l’Émile.

Pourquoi demanderait-on aux lettres d’un couple amoureux, qui souffrent d’être séparés, qu’elles fassent état de lectures, philosophiques ou non. Les soins du ménage, les soucis de la cour, la politique européenne, le quotidien d’un ambassadeur et d’une dame d’honneur, la tendresse partagée fournissent assez de matière au commerce épistolier. Évelyne Lever, éditrice et commentatrice de ce texte, rappelle avec justesse que ces lettres renseignent indirectement le lecteur sur les pratiques médicales en cours en cette fin du XVIIIe siècle et plus particulièrement en ce qui concerne les soins durant la grossesse, avant, pendant et après l’accouchement. On lui saura gré dans une postface d’avoir suivi les Bombelles, bien au-delà de leur départ de Versailles dès juillet 1786 pour Venise où le Marquis est envoyé comme ambassadeur. La Marquise mourut des suites d’un septième accouchement en 1800. Désespéré, le Marquis entra dans les ordres. Un de ses enfants fut tué à la bataille d’Ulm. Triste fin, quand même, d’une belle histoire d’amour. 

1. MuVIM, Guillén de Castro, 8 ; 46001 Valencia, Espagne ; tél. : 349.63.88.37.30, www.muvim.es. Le musée présente pour 2010 un programme étendu d’expositions temporaires. En ce qui concerne le xviiie siècle, l’une porte sur « Franc-maçonnerie et Lumières », pour la Modernité, on annonce une exposition consacrée à « Typographie et Avant-garde (1908-1936) ». Le musée publie régulièrement des ouvrages sur le cinéma et la photographie sur le XVIIIe siècle et les Lumières.
2. J’ai lu avec un immense plaisir l’avant-propos de Sue Carrell, parfaite, savante et rigoureuse éditrice de cette correspondance. Cet avant-propos, s’il est peu universitaire, décrit avec sincérité, exactitude, émotion et humour la relation passionnée qui unit un chercheur aux archives sur lesquelles il travaille.

Paraît également aux éditions Tallandier sous la direction de Sue Carrell, La Promesse, correspondance (1786-1787), un recueil de lettres échangées entre la Comtesse de Sabran et le Chevalier de Boufflers, alors gouverneur du Sénégal (588 p., 29 €). NDLR

Jean M. Goulemot