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Des usages du corps au XVIIIe siècle

Notre époque, et plus précisément sa vision du XVIIIe siècle, a fait la part belle au libertinage, qui, à l’en croire, semblerait définir ce siècle mieux que la raison et les Lumières. Certains peuvent s’en indigner, d’autres se lasser d’une apologie sans cesse reprise d’un libertinage conçu, un peu vite, comme une affirmation de la liberté.
Jean-Georges Noverre (1727-1810). Un artiste européen au siècle des Lumière. Revue Musicorum n° 10 (Université François-Rabelais de Tours)
Mladen Kozul
Le corps érotique au XVIIIe siècle. Amour, péché, maladie (Voltaire Foundation)
Notre époque, et plus précisément sa vision du XVIIIe siècle, a fait la part belle au libertinage, qui, à l’en croire, semblerait définir ce siècle mieux que la raison et les Lumières. Certains peuvent s’en indigner, d’autres se lasser d’une apologie sans cesse reprise d’un libertinage conçu, un peu vite, comme une affirmation de la liberté.

J’ai abordé avec quelque défiance, de ce fait, le livre de Mladen Kozul, craignant que la notion de « corps érotique » véhicule avec elle quelques-uns des topoï qui passent souvent pour un savoir et presque un programme moral ou même politique. Prenant prétexte de la phrase de Baudelaire qui affirmait que la Révolution était l’œuvre des roués, on en vient vite à des généralisations hâtives et peu fondées. La lecture du Corps érotique au XVIIIe siècle a levé toutes ces préventions. Kozul, fortement inspiré par les travaux de Michel Foucault, engage une analyse pluridisciplinaire sur ce corps amoureux en traitant du discours religieux, du discours médical et enfin de la littérature. Au XVIIIe siècle, ces trois discours ne sont pas autonomes. Ainsi, la médecine a recours à des procédés littéraires pour mettre en scène les corps épuisés des onanistes dans l’ouvrage célèbre de Tissot. Quant au discours religieux ou moral, il contamine parfois la perspective médicale, qui pourtant lui dénie un droit d’intervention dans le champ de la maladie ou de l’écart. Parfois, le texte littéraire ne se prive pas d’emprunter au discours médical, comme le fait Casanova en décrivant la possession hystérique de Bettina dans Histoire de ma vie.

La mise au jour des ambiguïtés et des empiètements d’un discours à l’autre, la laïcisation du discours médical ne règlent pas tous les problèmes. Il n’est pas pensable ni cohérent de soumettre cette formation discursive incomplète, car la déviance sexuelle relève des tribunaux, à un type unique de questionnement. En se tenant à ces trois discours, leurs instances de contrôle ne sont pas totalement communes. Leurs finalités divergent. Mladen Kozul navigue au plus près, avec prudence, pour explorer l’objet qu’ils construisent.

Ce travail enrichit notre connaissance du XVIIIe siècle et conforte et nuance certaines des thèses avancées par Michel Foucault dans l’Histoire de la sexualité. Il contredit certaines de nos idées reçues et révèle nombre de nos anachronismes quand nous tentons de penser le corps érotique du XVIIIe siècle. Richement documenté, attentif aux textes eux-mêmes, il fait avancer notre connaissance des imaginaires et des réalités amoureuses de ce siècle.

On ne s’étonnera pas que dans un même article on rende compte d’un ouvrage sur le corps libertin et d’une revue consacrée à Jean-Georges Noverre, danseur, chorégraphe, théoricien de la danse et du ballet. Car avec Noverre, bien oublié aujourd’hui, c’est d’un autre usage du corps qu’il s’agit. Sans céder à la tentation de revenir sur le regard intéressé que portait le public sur les danseuses en maillot couleur de chair, à en croire les Mémoires secrets de Bachaumont, ou à reprendre la dénonciation unanime du libertinage des danseuses et des actrices des censeurs de tout poil.

Malgré une réputation posthume, Noverre demeure un inconnu. Et le premier mérite de Musicorum est de retracer ce que furent ses carrières française et européenne. Il dansa déjà avec talent dans les spectacles de fin de cours qu’organisaient les jésuites, ses professeurs à Louis-le-Grand. Rappelons au passage le rôle que jouèrent dans le goût pour le théâtre (une passion du XVIIIe siècle) et l’intérêt théorique qu’il suscite ces spectacles des collèges jésuites. Sa carrière, comme celle de nombreux acteurs et chanteurs, et ce jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, fut européenne. Le théâtre et l’opéra dans l’Europe entière étaient dominés par des acteurs et chanteurs italiens, qui tentaient d’échapper à des interdictions diverses régnant dans leurs pays. Pour le dire en une phrase, qu’on s’en étonne ou non, la culture est aujourd’hui moins européenne qu’elle ne le fut aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Le français ayant succédé au latin comme langue des élites, c’est la culture française ou soumise à des modèles parisiens qui s’impose. Noverre danse avec un énorme succès à Berlin, Stuttgart, plus difficilement à Vienne, avant de se rendre à Londres. Il exerce dans ces capitales ses talents de danseur et de chorégraphe.

Il a appris le métier en dansant dans le corps de ballet de l’Opéra de Paris. Son idée nouvelle du ballet, qui privilégie l’expression par rapport à la technique, lui vient sans aucun doute des pantomimes (musique descriptive) de Rameau. Diderot s’en souviendra dans Le Neveu de Rameau. Ses disciples, qui exploiteront son héritage à leur profit, le feront oublier durant la Révolution et ses lendemains. Il mourra solitaire et oublié à Paris. Il a laissé un traité souvent cité mais jamais republié à notre connaissance. Il mériterait une réédition commentée qui replacerait Noverre dans un mouvement tentant de substituer au langage articulé un langage des signes. N’est-il pas le contemporain de l’abbé de l’Épée qui invente le langage des signes pour les sourds-muets ? Il y a là une belle enquête à mener, qui embrasserait l’esthétique picturale, le langage articulé, la musique et bien d’autres domaines encore.

Signalons la parution du volume 60 c des Œuvres complètes de Voltaire : Writings of 1766 (Voltaire Foundation, University of Oxford), NDLR.

Jean M. Goulemot

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