Chercheurs et curieux

De ce dictionnaire, je l’avoue, j’ai d’abord aimé la préface. Elle contient un hymne à l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux, et à la curiosité définie comme incitation première du travail de l’historien. Cette dernière, dont nos grands-mères affirmaient qu’elle était un vilain défaut, est ici reconnue comme la mère de toutes les recherches.
Emmanuel De Waresquiel
Talleyrand, dernières nouvelles du Diable (CNRS)
Antoine De Baecque
La France de la Révolution (Tallandier (Dictionnaires de curiosités))
De ce dictionnaire, je l’avoue, j’ai d’abord aimé la préface. Elle contient un hymne à l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux, et à la curiosité définie comme incitation première du travail de l’historien. Cette dernière, dont nos grands-mères affirmaient qu’elle était un vilain défaut, est ici reconnue comme la mère de toutes les recherches.

Et c’est vrai. Le désir de connaître et de comprendre du chercheur est une donnée fondamentale, pas suffisante, mais nécessaire. Si certains historiens continuaient à opposer « petite » et « grande histoire », d’autres, avant Antoine de Baecque, avaient obligé « les historiens professionnels » à descendre de leur piédestal. Je me souviens quelle surprise avait causée Philippe Ariès en se déclarant « historien du dimanche » à l’instar des peintres amateurs du même jour. J’en avais perdu du coup une certaine honte de devoir à Miroir de l’Histoire et à Historia ma passion pour l’Histoire. Moi, qui me suis nourri, adolescent, d’articles sur le Masque de fer, le vrai et le faux Louis XVII, l’incertitude sexuelle du chevalier d’Éon, je me dois de remercier Antoine de Baecque d’avoir, avec verve, publiquement rendu, pour moi aussi, à César ce qui lui est dû.

Je continue pourtant à m’interroger sur le sens des mots « curieux » et « curiosité ». Je ne suis pas certain que dans le cas de l’Intermédiaire, le mot « curieux » soit dérivé de la curiosité au sens que prend ce mot dans les « cabinets de curiosités ». En fait, l’expression « chercheurs et curieux » oppose et réunit professionnels et amateurs. Et Dieu sait si ces derniers furent nombreux dans les premières années du XXe siècle à fouiller les archives de la galanterie. Quant à la curiosité, elle n’a plus ici que de lointains rapports avec le sens que lui donnaient la théologie pour la condamner et les Humanistes pour peupler leur cabinet de médailles, de camées, d’incises, d’objets de fouille, de monnaies et de manuscrits rares. Si l’on se réfère à la description par Bouchard, en route pour Rome, du Cabinet de Peiresc (1580-1637), grand humaniste provençal, la seule rareté qui s’y trouvait était constituée par deux sarcophages. C’est dire que les curiosités humanistes, rares ou plus communes, sont considérées comme des vestiges de civilisations et de cultures disparues, donc des objets de savoir qui renvoient à la littérature, à la philosophie, aux mœurs ou à l’histoire. S’ils sont rares ou étranges, ces deux derniers caractères ne leur confèrent qu’une petite valeur ajoutée.

Il existe dans les entrées de ce dictionnaire, qui relèvent de l’étrangeté, du détail, de ce qui a échappé à l’attention de la « grande histoire » comme « Baignoire de Marat », « Bordel », « Culotte de peau humaine » que revêtirait Robespierre et qu’on distribuerait aux assaillants de la Bastille, « Filles du Palais-Royal », « Fils aîné de la patrie », consacré à Rossignol, soldat de la République, « Gros » mot qui commence à désigner les riches, « Lanterne » de ladite à la pendaison effective ou souhaitée, « Queue de Robespierre », « Roi cochon »… Ce sont là des raretés, dont Antoine de Baecque montre le plus souvent qu’elles ont une valeur paradigmatique et fournissent un éclairage nouveau sur la Révolution ou illustrent, par leur singularité même, son caractère général. On ne peut attribuer la même vertu à des articles plus classiques comme « Guillotin », « Bastille », « Vandalisme », « Colonnes infernales », « Panthéon »… quels que soient leur intérêt et la volonté d’Antoine de Baecque de dépasser le cadre un peu étriqué du fait.

Ce sont là, de ma part, réserves d’un amateur de curiosités. Qu’on lise La France de la Révolution. Il y a beaucoup à y apprendre, à découvrir et souvent en s’amusant. Ce qui n’est pas si fréquent.

Ce cadavre qui bouge encore

Emmanuel de Waresquiel est l’auteur d’une magistrale biographie de Talleyrand, Talleyrand, le prince immobile, publiée en 2003 (deuxième édition augmentée en 2006). Il n’a pas tort de s’interroger sur ce cadavre qui bouge encore. Car, en homme familier des archives, ayant accès aux collections privées, il n’en a pas fini avec un seul livre d’un si grand homme, complexe, contradictoire et à destinée si heurtée. D’où ce livre, réunion d’articles, d’interventions à des colloques nés de questions nouvelles, de découvertes récentes, de points de vue nécessairement écartés d’une biographie. Dans ces Dernières nouvelles du Diable, on se réjouira donc doublement de cette publication qui donne à lire ces articles et complète par des éclairages nouveaux une biographie magistrale.

C’est un Talleyrand en représentation qui ouvre le recueil. Il semble que ce dernier ait très tôt compris l’intérêt de l’image qu’un homme public donne de soi. De nombreuses gravures de Talleyrand ont été diffusées, avec son accord et il a posé pour de nombreux peintres. Ses ennemis ont eu recours aux caricatures. C’est dire qu’avec lui s’inaugure et se construit une représentation graphique, dont la période prérévolutionnaire a peut-être marqué la naissance. D’autres articles reviennent sur l’action de Talleyrand, s’interrogent sur sa vision européenne, sur sa conception de la diplomatie, sur tel ou tel épisode de sa carrière napoléonienne. Certains sont plus amènes car consacrés à la « douceur de vivre » dans son hôtel de la rue d’Anjou ou à « Talleyrand, l’esprit et le vin ».

Je voudrais m’attarder un peu sur deux articles. L’un est consacré à Talleyrand, héritier des Lumières. Il ne parvient pas à totalement me convaincre. Non parce que le personnage de Talleyrand serait bien éloigné du modèle vertueux exhibé par Diderot ou parce qu’il semble, comme le note Emmanuel de Waresquiel, à la différence des coryphées de la Révolution, ignorer l’œuvre politique de Rousseau. Le débat est bien évidemment autre. Les mises en rapport chronologiques (naissance de Talleyrand presque contemporaine de la mort de Montesquieu) ne prouvent rien, surtout quand il est affirmé un peu plus loin qu’il est cultu­rellement un homme de la première moitié du XVIIIe, les livres contenus dans un inventaire d’une de ses bibliothèques ne constituent pas une preuve pertinente d’adhésion. Les avait-il lus ? Les rapprochements avec les politiques de Voltaire et de Montesquieu sont un peu contradictoires quand on a en mémoire le jugement voltairien sur L’Esprit des lois. Leur hétérogénéité conduit à s’interroger sur l’existence d’un système de pensée englobant politique, morale et vision sociale des Lumières. On peut en douter. En dix-huitièmiste revenu de pas mal de ses illusions, je me trouve enclin à penser que la pratique politique n’est pas une priorité des hommes des Lumières au-delà de leurs rêves de devenir conseillers du prince. Et il ne faut jamais oublier que la pensée politique prêtée aux Lumières représente le plus souvent pour la postérité une façon de légitimer ses propres engagements. Pour en finir, j’ajouterai que les revirements politiques, l’art de manipuler et de biaiser de Talleyrand me paraissent révéler un non-dit des Lumières, une de ses données les mieux occultées par les Lumières elles-mêmes et par ceux qui s’en réclament.

Pour d’autres raisons, un autre article d’Emmanuel de Waresquiel retient mon attention : « Talleyrand et le duché de Bénévent ou l’art de vendre très cher ce qui ne vous appartient pas ». Son titre m’évite d’en faire un résumé. Napoléon déchu, Talleyrand parvient à vendre le duché que lui a donné l’Empereur. Chateaubriand écrit alors qu’il « vendait sa livrée en quittant son maître ». L’importance financière de la vente n’est qu’un aspect. À lire Emmanuel de Waresquiel, on voit se manifester l’opiniâtreté, l’habileté, le manque de scrupules, l’indifférence aux malheurs de ce régime qu’il a servi, de l’illustre vendeur. Je ne me propose pas de rapprocher cette transaction peu honnête de la démystification des Lumières, que j’ai précédemment évoquée. L’affaire est ici parfaitement reconstituée, grâce à des archives nouvelles. Talleyrand y fait preuve d’une habileté qui force l’admiration et donne malgré tout envie de lui lancer « Bravo l’artiste ! ».

Je ne voudrais pas que les questions qu’on peut se poser sur les Lumières et leurs héritiers cachent d’autres réserves non formulées. Ces Dernières nouvelles du Diable sont riches d’enseignements. Leur brièveté favorise une lecture en discontinu. Ce travail remarquablement informé, rondement mené, varié en ses approches, mérite le réel succès qu’il connaît.

Jean M. Goulemot