Rétif de la Bretonne

Françoise Le Borgne
Rétif de la Bretonne et la crise des genres littéraires (1767-1797)
À la mort de Rétif en 1806, son œuvre immense de plus d’une centaine de volumes, qui avait connu quelque succès, sombre plus ou moins dans l’oubli, malgré les efforts de Gérard de Nerval (Le...

À la mort de Rétif en 1806, son œuvre immense de plus d’une centaine de volumes, qui avait connu quelque succès, sombre plus ou moins dans l’oubli, malgré les efforts de Gérard de Nerval (Les Confidences de Monsieur Nicolas, histoire d’une vie littéraire au XVIIIe siècle, s. d.), de Monselet et d’assidus lecteurs de la Bibliothèque nationale, comme Jules Assézat, Octave Uzanne, John Grand-Carteret ou Guillaume Apollinaire qui consacrera à Rétif deux volumes des Maîtres de l’amour.

Il a existé tout au long du XIXe siècle, pour certains auteurs (Sade, en particulier), un cheminement plus ou moins souterrain ; et comme une sorte de culte rendu aux génies méconnus, oubliés ou censurés. La seconde moitié du XXe siècle a libéré l’œuvre de Rétif de son exil. D’ailleurs elle n’était pas inaccessible. L’Anti-Justine avait connu bien des éditions de second rayon. Ses galanteries ont inspiré les illustrateurs les plus cotés comme Sylvain Sauvage. Ses relations avec le graveur Binet, qui traduisait ses exigences en un graphisme particulier, son fétichisme avoué du pied et sa passion pour les femmes à la taille de guêpe, au visage en ellipse et à la jambe bien galbée, ont retenu l’attention des bibliophiles… Si ce public lui est demeuré fidèle, il a gagné de nouveaux lecteurs dans le monde universitaire grâce aux travaux de Pierre Testud (Rétif de La Bretonne et la création littéraire, 1977) qui, en outre, a donné dans « La Pléiade » une remarquable édition de Monsieur Nicolas en 1989. Cette prise en compte universitaire, la multiplication des éditions des œuvres de Rétif (entre autres dans les collections 10/18 et « Bouquins », ce que les initiés ont parfois regretté, comme ce fut le cas pour Sade) ont modifié en profondeur le statut d’une œuvre complexe, contradictoire et habitée de tensions esthétiques, culturelles et morales.

L’ouvrage de Françoise Le Borgne relève de ces questionnements nouveaux sur la littérature du siècle, non plus réduite, comme semblerait le vouloir son contenu philosophique, à ses énoncés et à son message, mais centrée sur l’écriture, le travail formel, qui n’est pas pour autant dénué de toute signification. Ce qui revient à inscrire l’œuvre de Rétif dans la crise des genres que connaît la littérature dans les décennies précédant la Révolution : le drame bourgeois menace la suprématie des modèles dramatiques classiques ; de nouvelles formes d’expression, comme le mime, concurrencent le jeu traditionnel des acteurs… Avec La Nouvelle Héloïse, qui se prête et même invite à une lecture effusive, le roman tisse de nouveaux liens entre l’auteur et ses lecteurs tandis que le roman plus traditionnel commence à s’essouffler et se tourne vers le frénétique à l’anglaise pour se faire gothique. La réception change de nature, tout comme la circulation des œuvres. On substitue aux modèles reconnus des références nouvelles. Le conte philosophique à la Voltaire, le dialogue à la manière du baron de La Hontan ou à la Diderot, l’engagement de l’écrivain dans le récit qu’il propose, modifient la donne et l’attente du public. L’extériorité, l’impassibilité ne semblent plus de mise. Le moi, non seulement n’est plus haïssable, mais donne sens et singularité à ce qu’on écrit.

Françoise Le Borgne apporte des éléments nouveaux sur le travail d’écriture de Rétif de La Bretonne. Dans la lignée des Confessions et des textes « autobiographiques » de Rousseau, il élabore une stratégie pour décrire sa singularité et son intimité. À cet égard, Monsieur Nicolas est un chef-d’œuvre, où la part faite à l’activité sexuelle revêt une importance capitale. La Vie de mon père complète ce tableau du monde rural que Rétif a abandonné pour la ville et ses dangers, le métier de typographe et d’écrivain. Ainsi, l’œuvre de Rétif se construit dans une tension continuelle entre la nostalgie de l’enfance paysanne, la quête amoureuse et le salut par l’écriture. Écrire représente une rédemption par les livres et finit par devenir une obsession qui pousse à graver les noms et les dates de ses amours et de ses errances sur les pierres de l’île Saint-Louis.

Ce livre suit pas à pas l’adaptation de Rétif aux changements qu’imposent les temps nouveaux, qu’on aurait tendance à désigner comme « rousseauistes », et qui ne sont pas près de s’achever. L’intime, la singularité du moi, le cheminement social, les dangers de la ville sont des thèmes imposés. Encore faut-il leur donner une forme littéraire qui les accompagne, ou mieux les redouble. Le travail sur l’écriture est aussi nécessaire que l’acceptation des pensées nouvelles. Il en est la conséquence la plus immédiate. La connaissance de soi chez Rétif est l’objet de variations formelles : récit plus ou moins autobiographique mais volontiers mis à distance dans Monsieur Nicolas qu’on accompagne d’une « politique », d’une « physique » et d’une « religion », fragments repris au hasard des Contemporaines, de La Vie de mon père, de récits annexes comme Sara ou la dernière aventure d’un homme de quarante ans. L’œuvre protéiforme de Rétif se compose de reprises et d’échanges. Le récit autobiographique est repris, illustré, mis en scène dans Le Drame de la vie, œuvre théâtrale d’une incroyable originalité, qui utilise les ombres chinoises, le mime, pour offrir un spectacle de leur propre vie à ceux-là mêmes dont on raconte l’histoire. Que la pièce fût injouable importe peu. Elle a été lue à Paris, il y a quelques années. Ces dédoublements parfaitement analysés ici illustrent cette tentative de déconstruction mise en œuvre, qui devient aussi une réflexion sur le théâtre et la représentation.

Voilà bien l’œuvre de Rétif définitivement sortie d’un culte de chapelle et d’une quête impossible pour savoir s’il dit vrai, ouverte donc à des questionnements qui désignent son auteur comme un des écrivains essentiels de la fin du XVIIIe siècle. Remercions Françoise Le Borgne de donner envie de lire ou relire Rétif, autrement que comme un original fétichiste et un auteur de curiosité, pas toujours alors convaincant.

Jean M. Goulemot