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En goguette avec Diderot

Quand on a édité l'oeuvre de Diderot, avec tous les scrupules scientifiques requis, quand on a satisfait ou sacrifié au rituel des commémorations révérencieuses et toujours un peu guindées, comment ne pas éprouver l'envie de briser le carcan et de faire un bout de chemin avec Maître Denis, bras dessus bras dessous, lui en philosophe débraillé, oubliant Platon ou Socrate, revêtu de la tunique percée de Diogène, irrespectueux des puissants et des autorités ? Mais sans oublier non plus qu'il faut séduire le public, ne pas dépasser les bornes au risque de choquer et d'indigner le lectorat. Quelle tentation pourtant de donner libre cours à ses pensées, à ses rêveries !
Michel Delon
Diderot cul par-dessus tête
Quand on a édité l'oeuvre de Diderot, avec tous les scrupules scientifiques requis, quand on a satisfait ou sacrifié au rituel des commémorations révérencieuses et toujours un peu guindées, comment ne pas éprouver l'envie de briser le carcan et de faire un bout de chemin avec Maître Denis, bras dessus bras dessous, lui en philosophe débraillé, oubliant Platon ou Socrate, revêtu de la tunique percée de Diogène, irrespectueux des puissants et des autorités ? Mais sans oublier non plus qu'il faut séduire le public, ne pas dépasser les bornes au risque de choquer et d'indigner le lectorat. Quelle tentation pourtant de donner libre cours à ses pensées, à ses rêveries !

Les esprits maussades s'en désoleront. comme s'ils craignaient que les Lumières souffrissent d'un quelconque manque de respect, elles qui ont manifesté si peu de respect. Non à l'embaumement, à la « panthéonisation » précoce ! Oui au philosophe qui gambade, fait même parfois le beau ou l'homme affligé, danse le branle des gueux ! Qu'on le veuille ou non, il existe du neveu de Rameau refoulé chez notre philosophe. On ne crée pas un être de papier sans lui donner un peu de ses tripes.

Diderot cul par-dessus tête en quarante-et-un chapitres est d'autant plus tentant que le sujet s'y prête. On imagine mal un Montesquieu dépouillé de ses attributs romains, de son statut de fondateur de la sociologie auquel rendait hommage Raymond Aron dans ses leçons au Collège de France, institution alors passablement délabrée, peu fréquentée (ni étudiants ni retraités ni mondains n'assistaient aux cours publics) et où les clochards en quête de chaleur étaient parfois plus nombreux ou presque que les auditeurs en quête de savoir. On n'imagine pas non plus un Voltaire en goguette ; les voltairiens sont sérieux, au garde-à-vous devant leur grand homme, qu'ils respectent tant qu'ils exigent que leur culte lui soit rendu par tous.

Alors profitons de Diderot, homme bien en chair. Il est langrois, sensible au vent de l'Histoire, des amitiés, de son humeur ou de ceux qu'il rencontre. Ce n'est pas un hasard s'il a comparé ses « pays » ­ comme on disait encore dans la première moitié du XXe siècle ­, et sans doute lui-même, à des girouettes tournant au gré du vent sans se priver d'annoncer les accalmies, les orages ou les tempêtes.

Diderot jouit d'un immense talent. D'abord d'être un touche-à-tout, à l'affût de tous les savoirs, de la musique, de la peinture, de la médecine, des mathématiques, des sciences de la nature et de la vie, et j'en oublie sans doute. En se promenant à côté de lui dans les lieux qu'il a parcourus, les livres qu'il a écrits ou dont il a rêvés, il y aura toujours quelque chose à glaner : une anecdote, une information inédite, quelque idée. Comment ne pas penser pour le définir à l’image du polype dont il a parfois usé ? Ou plus simplement au désordre de la conversation. À condition d’éviter la surcharge qui ne convient pas au flâneur qui se promène dans une vie et une œuvre.

Michel Delon a évité les principaux écueils que présente un tel exercice. Il a usé sans mesure de la digression, du rapprochement avec d’autres figures de l’histoire littéraire ou des livres récents, de la précision du détail au sujet de tel second rôle des Lumières, un peu à la façon de ces figures d’originaux qui ornent Jacques le Fataliste et son maître. Tant mieux, et en se gardant de tout étalage. Certains lecteurs en seront découragés, trouvant le parcourstrop riche de noms inconnus. Le spécialiste, s’il oublie son esprit de sérieux et l’exigence de notes en bas de page, en éprouvera une rafraîchissante jubilation. Bref, une belle promenade en bonne compagnie, qu’on n’est pas obligé d’accomplir dans sa continuité, mais qu’on peut déguster aussi cul par-dessus tête.

Si j’avais quelques réserves à formuler, ce serait que l’auteur ait gommé ou refusé les contradictions de Diderot, qui sont pourtant patentes, et tout légitimé, qu’il ait prêté aussi au philosophe plus qu’il ne prétendait en allant au-delà de ce qu’il a écrit. Car ce vagabondage est aussi une défense. Sur les relations de Diderot avec son père, qu’il n’assista pas dans ses derniers moments, sur le voyage en Russie, indigne de ses Paroles contre un tyran écrites en pensant à Frédéric de Prusse, sur les services rémunérés rendus à Catherine, sur ses démarches pour placer au ministère de la Marine (et des Colonies) le mari d’Angélique, sur la peur de la Bastille, qui n’alla pas sans quelques lâchetés, sur la volonté de prouver que le goût de la liberté sexuelle ne connaît pas de limites. Que Diderot a-t-il à gagner à ce plaidoyer ? Quelques lecteurs supplémentaires, on en doutera. Il est tentant de faire, par ce biais, du philosophe notre contemporain et un guide pour notre temps. Je n’y crois guère. Actualiser trop Diderot à l’aune de notre époque conduit à d’évidentes errances.

On dit qu’une anthologie ou la lecture buissonnière d’une œuvre apprennent autant sur l’auteur des choix retenus que sur l’œuvre parcourue en gambadant ou réduite à des extraits. C’est le prix à payer, ou pour faire moderne, un droit de péage à acquitter. Après tout, Diderot prit parti pour la libre circulation des grains, à mettre en silo ou à transformer en farine. Ce qui me semble être, malgré tout, une justification par télescopage.

Jean M. Goulemot

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