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Un Diderot progressiste

Article publié dans le n°1084 (16 mai 2013) de Quinzaines

Une des vertus des commémorations consacrées aux grandes figures de la culture tient au renouvellement du regard porté sur leurs œuvres et sur leur vie. Le goût actuel pour les biographies facilite, veut-on croire, l’accès aux travaux des chercheurs trop souvent réservés à un cercle restreint. La biographie de Gerhardt Stenger illustre, à l’excès même, ce phénomène. La quatrième de couverture ne nous rappelle-t-elle pas d’entrée qu’il s’agit de la biographie du tricentenaire de la naissance de Denis Diderot ? 
Gerhardt Stenger
Diderot. Le combattant de la liberté
(Perrin)
Une des vertus des commémorations consacrées aux grandes figures de la culture tient au renouvellement du regard porté sur leurs œuvres et sur leur vie. Le goût actuel pour les biographies facilite, veut-on croire, l’accès aux travaux des chercheurs trop souvent réservés à un cercle restreint. La biographie de Gerhardt Stenger illustre, à l’excès même, ce phénomène. La quatrième de couverture ne nous rappelle-t-elle pas d’entrée qu’il s’agit de la biographie du tricentenaire de la naissance de Denis Diderot ? 

Notre siècle a vu « naître » un Diderot différent. De nouveaux textes ont été mis au jour, des archives ont été explorées (le fonds Vandeul), des travaux importants sur Diderot ont été menés par Hebert Dieckmann, Jacques Proust, Gian Luigi Goggi, Georges Dulac et de nombreux chercheurs, ouverts aux interrogations nouvelles de la critique. La connaissance des textes de Diderot s’est améliorée, leur interprétation s’est approfondie et a été parfois remise en cause ou largement modifiée. L’excellente biographie de Arthur M. Wilson, Diderot, sa vie, son œuvre, traduite en 1985, toujours utile, demandait à être actualisée.

La lecture de la bibliographie des ouvrages et articles utilisés par Gerhardt Stenger constitue un état présent des études sur Diderot. On regrettera pourtant qu’il n’y soit pas fait état des travaux de Michèle Duchet ou de la critique japonaise. Formés par Jacques Proust à Montpellier, de nombreux chercheurs japonais ont travaillé sur Diderot. Les dix-huitiémistes de ma génération se souviennent encore d’une interprétation du Neveu de Rameau à la lumière des stratégies du jeu d’échecs due à l’un d’entre eux. Elle nous avait séduits, impressionnés et conquis par son originalité et sa hardiesse.

La comparaison avec Wilson, ne serait-ce que du titre, n’est pas sans intérêt. Chez Wilson, le rappel traditionnel de l’objet biographique d’alors après le sujet : l’homme et l’œuvre, avec ce qu’impliquaient les deux termes et leur mise en rapport. Avec Stenger, une direction, une thèse, un engagement serais-je tenté de dire : « le combattant de la liberté ». Un tel titre marque un changement. À ma connaissance, jusqu’ici les biographies de Diderot se montraient plus distantes. Pierre Lepape se contentait, malgré toute sa sympathie pour son auteur, d’un sec Diderot pour sa biographie de 1991, mais il gratifiait son Voltaire de 1994 d’un long commentaire, Voltaire conquérant : Naissance des intellectuels au siècle des Lumières.

L’intention ici est claire : elle est militante. Ce qui ne signifie pas un travail sur l’œuvre éloigné des textes, guidé étroitement par la seule hypothèse de départ. Avec Gerhardt Stenger, nous suivons pas à pas et page à page la vie et l’œuvre de Diderot. Cette biographie très classiquement organisée – mais peut-il en être autrement ? – suit le cours d’une vie plus marquée par les œuvres que par les événements. La formation intitulée « Naissance d’une philosophie », ensuite « L’Encyclopédiste », puis « Le bon, le vrai et le beau », enfin « Le bourgeois révolutionnaire ». En ce qui regarde les faits, rien de nouveau, mais une utilisation scrupuleuse des recherches actuelles. Tout tient ici à l’interprétation, à la mise en perspective des textes de Diderot. Contre les interprétations traditionnelles des premières œuvres, Stenger pose un Diderot proche de l’athéisme et vite éloigné du déisme voltairien. Pour la période encyclopédiste, dont il faudrait creuser, peut-être, qu’elle est aussi celle de « l’invention du drame bourgeois », Stenger s’inspire des travaux fondateurs de Jacques Proust et de Robert Darnton. Vient ensuite une époque qu’organise une triple réflexion : la vertu, le vrai, la beauté (Les Salons), « le mentir vrai du roman », pour reprendre une définition d’Aragon. Puis c’est la vieillesse : le Diderot, nanti grâce aux faveurs de Catherine de Russie, devenu voyageur et, qu’on le reconnaisse ou non, propagandiste des réformes de l’autocrate, enfin collaborateur caché de l’abbé Raynal, auteur du best-seller des Lumières, l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, auteur du Supplément au voyage de Bougainville. Vient ensuite le dernier combat, dont il est peu probable qu’on puisse en sortir vainqueur.

Il faut redire, la lecture achevée, l’immense intérêt de cette biographie ; la richesse de son information, l’approche minutieuse des textes, qui y sont constantes, ne doivent pas cependant faire oublier les quelques réserves, de détail ou d’ordre général, qu’elle peut susciter. L’empathie de Stenger avec ce Diderot progressiste, sans le pousser à occulter ou à fausser le sens des textes, l’oblige, presque malgré lui, à examiner tout texte de Diderot à travers la grille de lecture qu’elle impose et à y opérer des choix et parfois à en déplacer les accents. À cet égard, il me semble que les premiers textes sont par lui trop systématiquement interprétés comme marqués du sceau de l’athéisme, ce qui radicalise une pensée qui se cherche encore. Diderot, pour le lecteur assidu que je suis, est un écrivain qui questionne, doute, hésite et progresse. Diderot, homme du dialogue, de la mise en cause – à preuve la mise en question des Lumières que représente à bien des égards Le Neveu de Rameau –, du plaidoyer, du délire imaginatif, est, du fait de la thèse avancée, ici largement occulté. Ses contradictions, ses volte-face sont gommées. Le conflit entre le philosophe et le père de famille (l’un est amateur de textes érotiques et l’autre les ferait disparaître, pour en protéger sa fille Angélique, à en croire un des salons où il évoque la découverte d’un bronze priapien et sa fréquentation du second rayon), le débat avec Falconnet sur la postérité n’occupent pas la place qu’ils méritent dans la recherche d’une morale sans Dieu. On pourra aussi discuter l’analyse du Supplément au voyage de Bougainville. Elle insiste sur la dénonciation de la morale sexuelle occidentale, l’importance du « code de la nature », la critique radicale de la colonisation, en oubliant la réflexion qui s’amorce ici avec le constat tragique de l’escale de Bougainville sur le prix à payer pour entrer dans l’histoire et la civilisation, au sens où l’entend Voltaire d’une société inscrite dans un temps immobile. La thèse d’Yves Benot faisant de Diderot un athée gagné à l’anticolonialisme, largement partagée me semble-t-il par Stenger, limite considérablement la portée de ce texte complexe. Des questions demeurent sur le voyage en Russie et la vieillesse de Diderot, alors en quête de reconnaissance et largement utilisé, quoi qu’on en dise, par l’autocrate russe qui vient de participer au partage de la Pologne. Ce qui ternit quelque peu l’image de ce combattant de la liberté. Quant à son influence sur la Révolution, on ne peut se contenter de voir Diderot classé parmi ses inspirateurs. Doit-on rappeler que Babeuf, lors du procès de la Conspiration des égaux, le cite, mais pour en faire l’auteur du Code de la nature qui est de Morelly.

Sans revenir aux qualités déjà signalées de cette biographie, il me faut aussi lui reconnaître comme son ultime vertu d’inciter au dialogue, à la mise en cause raisonnée des idées nouvelles avancées, à l’enthousiasme du débat et de la confrontation. Donc une biographie digne de son sujet par ses qualités et les réserves mêmes qu’elle suscite. Ce qui n’est pas, à mes yeux, un mince compliment.

Jean M. Goulemot

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