Vues sur l’esclavage et son abolition

Article publié dans le n°1173 (16 mai 2017) de Quinzaines

Le 23 mai, un hommage est rendu aux victimes de l’esclavage colonial. Ce passé pas très reluisant (en témoignent les réticences à célébrer ou même à introniser cette journée de commémoration) est encore en train de s’écrire, à travers des choix de corpus particulièrement variés.
Marcel Dorigny
Bernard Gainot
Atlas des esclavages. De l'Antiquité à nos jours (Autrement)
Olivier Grenouilleau
La révolution abolitionniste (Gallimard)
Randy J. Sparks
Là où les nègres sont maîtres (Alma)
Le 23 mai, un hommage est rendu aux victimes de l’esclavage colonial. Ce passé pas très reluisant (en témoignent les réticences à célébrer ou même à introniser cette journée de commémoration) est encore en train de s’écrire, à travers des choix de corpus particulièrement variés.

Le 10 mai est devenu journée nationale des mémoires de la traite, de l'esclavage et de leur abolition. Outre cette date, celle du 23 mai fait débat : journée nationale de commémoration en hommage aux victimes de l'esclavage colonial. Cette double commémoration n’est pas du goût de tous, car elle dégage essentiellement les deux grands poncifs sur le sujet : celui de l’homme occidental et celui de la victime. Serait-ce faire acte de repentance que de célébrer le 23 mai ? Des discours idéologiques se font entendre dans les « débats » autour de ces commémorations. Il reste que l’histoire de l’esclavage continue de s’écrire, par bribes, et que chaque nouvelle pierre apportée à l’édifice suscite des indignations, en raison des orientations latentes qu’elles recouvreraient. Mais ces sujets délicats pourraient-ils être abordés sereinement ?

L’historien américain Randy J. Sparks n’hésite pas à évoquer les cas moins attendus, avec Là où les nègres sont maîtres, livre dans lequel il s’intéresse également aux responsables noirs du commerce de l’esclavage en Côte-de-l’Or (actuel Ghana). Loin de vouloir donner une vue générale de l’esclavage, il se focalise sur un exemple précis : la traite d’esclaves au port d’Annamaboe. Cette restriction volontaire du corpus déplacerait presque son essai vers le récit romanesque. L’historien y relate les événements qui ont ponctué la vie de ce port, révélant les mécanismes de cette économie florissante du commerce d’êtres humains, concurrençant les autres commerces devenus moins lucratifs. L’esclave y est alors une marchandise comme une autre. La vie du port est peinte au plus près, à travers ces figures de négociants ordinaires, se livrant petit à petit – par appât du gain – aux plus vils agissements : profanations, pillages de tombes, etc. Si l’historien entend montrer que les rapports de force n’étaient pas nécessairement ceux auxquels on  pourrait s’attendre, le titre de l’essai semble presque exagéré lorsqu’on sait que l’une des figures les plus abjectes de ce commerce, Richard Brew, est un Anglais. Bien évidemment, il ne serait pas pertinent de vouloir graduer, racialement, les responsabilités ; d’ailleurs, le projet de Randy J. Sparks n’est pas celui-là, il est plutôt de révéler des angles morts de l’histoire de l’esclavage.

Ce n’est pas à un cas particulier mais à une vue d’ensemble que s’attachent Marcel Dorigny et Bernard Gainot dans leur nouvelle version de l’Atlas des esclavages : De l’Antiquité à nos jours. Ce qui permet au passage de limiter les éventuels procès d’intention quant au corpus choisi. L’esclavage y est étudié à travers quatre grandes périodes : l’esclavage avant les grandes découvertes, les traites légales, les sociétés esclavagistes et les abolitions. L’abondance de cartes et de graphiques, dus à Fabrice Le Goff, remplacerait presque le discours. Malgré l’excès de chiffres et de données, les historiographes font face au problème de la fiabilité des sources officielles (mais en tiennent compte), puisque – comme on peut le constater dans ces trois ouvrages – les abolitions effectives ne marquent pas nécessairement la fin de l’esclavage, qui perdure à travers les traites illégales ou des pratiques similaires à l’esclavage.

L’ouvrage d’Olivier Grenouilleau est consacré à un sujet particulier : non plus l’esclavage en lui-même, mais son abolition. L’historiographie de l’abolition met clairement en évidence deux axes : « Plus ou moins libéral, le premier fait la part belle aux acteurs et à la morale. Marxiste et/ou postcolonial, le second met en avant l’utile et le rôle collectif des vaincus et des déshérités de l’histoire ». La Révolution abolitionniste vient boucler un cycle de recherche commencé avec le célèbre essai Les Traites négrières et poursuivi avec Qu’est-ce que l’esclavage ? Grenouilleau fait presque l’impasse sur l’aspect social de l’abolition (les révoltes d’esclaves) au profit des discours de légitimation et de délégitimation de l’esclavage. L’abolition est placée au plan philosophique ou politique et devient ainsi un courant qui répond à l’esclavage considéré comme une institution. Les implications intellectuelles évoquées sont autant religieuses que politiques ou philosophiques ; et parmi ces raisons figurent les motivations stratégiques (comme celle des Anglais destinée à lutter contre l’empire colonial de la France), qui permettent de relativiser l’idéal humaniste que l’on voudrait reconnaître chez tout abolitionniste. Malgré tout, l’essai fait la part belle aux discours abolitionnistes, essentiellement aux discours contemporains des Lumières (en particulier à ceux des sociétés abolitionnistes), et s’attache à leur rhétorique propre.

Reste à parvenir à mesurer l’impact précis de ces discours. Tout est affaire de corpus et de point de vue. Ce pan peu glorieux de notre histoire sera long à écrire.

[ Extrait ]

« Les négociants européens retenaient les enfants des marchands fante dans l’enceinte d’un fort ou à bord de leur navire en garantie des marchandises qu’ils leur avaient confiées. Ces engagés étaient généralement les fils des marchands africains. […] Les enfants étaient retenus en otage pour garantir le retour des marchands fante avec le nombre requis d’esclaves dans le délai imparti. S’ils ne respectaient pas les termes du contrat, les engagés étaient réduits en esclavage et vendus sur la côte. »

Randy J. Sparks, Là où les nègres sont maîtres, p. 44.

Eddie Breuil

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