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L’empreinte de la mère sur l’histoire

Article publié dans le n°1173 (16 mai 2017) de Quinzaines

Préfaçant Histoire du miroir (1994), Jean Delumeau, auprès de qui elle travaille au Collège de France, présente son auteure en ces termes : « Sabine Melchior-Bonnet y allie science et art, littérature et philosophie, histoire et méditation avec une maîtrise et une qualité d’écriture qui donnent parfois le vertige. » Dans un registre plus modeste mais toujours convaincant, Sabine Melchior-Bonnet déploie dans le présent livre une érudition qui sert excellemment son propos d’historienne des sensibilités. La question à laquelle elle tente de répondre sans dogmatisme est la suivante : l’empreinte maternelle est-elle absolument déterminante dans la fabrication des individus ?
Sabine Melchior-Bonnet
Les grands hommes et leur mère
Préfaçant Histoire du miroir (1994), Jean Delumeau, auprès de qui elle travaille au Collège de France, présente son auteure en ces termes : « Sabine Melchior-Bonnet y allie science et art, littérature et philosophie, histoire et méditation avec une maîtrise et une qualité d’écriture qui donnent parfois le vertige. » Dans un registre plus modeste mais toujours convaincant, Sabine Melchior-Bonnet déploie dans le présent livre une érudition qui sert excellemment son propos d’historienne des sensibilités. La question à laquelle elle tente de répondre sans dogmatisme est la suivante : l’empreinte maternelle est-elle absolument déterminante dans la fabrication des individus ?

En scrutant Les Grands Hommes et leur mère, obtient-on une grille de lecture qui éclaire avec quelque pertinence la trame événementielle du cheminement de l’humanité, primauté accordée au schéma psychique sur le facteur social ? D’emblée, il convient de régler une objection relative au titre de l’ouvrage. Certes, il s’agit, dans l’ensemble, de grands hommes et même parfois de tristes sires – j’avoue éprouver quelque répugnance à rencontrer Staline et Hitler dans un défilé aux figures prestigieuses, tels, entre autres, saint Augustin, François 1er, Louis XIV, Napoléon, Lamartine, Churchill, Sartre, Martin Luther King. La perplexité est ailleurs : dans les couples que forment Mme de Sévigné et son fils, ou encore Mme d’Épinay et le sien, point de grand homme, à moins qu’on accepte l’idée que les deux mères campent elles aussi de grands hommes, fonction qu’on délivre volontiers à l’auteure d’une des plus enchanteresses correspondances de la littérature française et, par ricochet ou contagion, à son fils Charles, par ailleurs « figure filiale un peu trop pâle », mais, selon la nuance glissée par Sabine Melchior-Bonnet, « un grand homme à sa façon, généreux, dévoué et capable de chasser l’amertume du mal-aimé ». Si grandeur il y a chez lui, elle transparaît dans une admirable lettre qu’âgé de trente-six ans il écrit à sa mère pendant les difficiles tractations protocolaires et financières autour de son mariage (début 1684), auquel ni la marquise sa mère ni sa sœur la comtesse Françoise de Grignan n’assisteront : « J’ai le cœur fort serré de ce que vous appelez votre chambre des Rochers : votre défunte chambre. Y avez-vous donc renoncé, ma très chère madame ? Voulez-vous donc rompre tout commerce avec votre fils après avoir tant fait pour lui ? Voulez-vous vous ôter à lui, et le punir comme s’il avait manqué à tout ce qu’il vous doit ? Mon mariage ne réparerait pas un tel malheur, et je vous aime mille fois mieux que tout ce qu’il y a au monde ».

Cette lettre parle d’elle-même, mise en rapport avec l’étude lexicale de l’ensemble du livre. Quels que soient l’époque et le milieu parcourus dans ces pages, on retrouve les mêmes sentiments contradictoires qui travaillent les relations des mères et des fils : dévouement et domination, respect et agressivité, tendresse et rébellion, ce que Proust résume dans Jean Santeuil : « Car parfois la haine serpente au milieu du plus intense amour » et qui résonne en écho d’une exclamation de l’historienne en proie à l’émotion : « Avec quelle douceur les mères savent parfois détruire leur fils ! » Mais aussitôt se présente l’opinion inverse, quand nous voyons le romantique Lamartine, recru de politique et de poésie, retourner dans le domaine familial et s’émouvoir et s’immerger dans ce que la psychanalyste Marie Bonaparte nomme « Mère paysage ». L’idée directrice de Sabine Melchior-Bonnet est que, d’une façon ou d’une autre, la prime enfance et peut-être même la période fœtale sont définitivement impressionnées, pour le meilleur ou pour le pire, par l’empreinte maternelle, qu’on n’y échappe pas. L’historien latin Tacite, dont on connaît le pessimisme, rapporte ce cri apocalyptique d’Agrippine, mère de Néron : « Qu’il me tue, pourvu qu’il règne ! » Son vœu sera exaucé. À cette impérieuse figure païenne qui échoue dans la monstruosité semble s’opposer l’idéalisation chrétienne de la Mère (« Stabat Mater… »), peaufinée par les siècles. On la rencontre, incarnée par Blanche de Castille, Anne d’Autriche, et bien d’autres encore, telle Letizia, alias Madame Mère, que son fils Napoléon escorte de vénération, tout en faisant de la femme, dans le Code civil, un être mineur et soumis à l’autorité masculine.

Cependant, quelle que soit l’image maternelle qui s’impose à l’âge adulte, nous ne pouvons pas effacer le sentiment de sécurité affective dont son amour nous imprègne et la détresse ressentie plus tard si cet amour est venu à nous manquer – ce que nous rappelle la plainte résolue de Winston Churchill extraite de sa biographie : « Je ne veux pas que Maman s’en aille ; et si elle part je courrai après le train et je sauterai dedans. » Quelle « âme sensible », pour reprendre l’expression chère à Stendhal, pourrait oublier l’espèce de scène primitive que celui-ci relate dans la Vie de Henry Brulard à propos de sa mère : « Un soir, comme par quelque hasard on m’avait mis coucher dans sa chambre par terre, sur un matelas, cette femme vive et légère comme une biche sauta par-dessus mon matelas pour atteindre plus vite à son lit » ? C’est la réserve que j’émets envers cet ouvrage : avoir omis Stendhal, Baudelaire, Proust, dont les relations avec « Maman » furent capitales.

Sinon, d’une rédaction simple et directe, l’essai de Sabine Melchior-Bonnet, accumulant les références, déroule avec tact le fil narratif le long du labyrinthe des affects, sans prétendre dissiper tous les mystères qui font de la famille, étouffante ou protectrice, le nid et le nœud de l’Histoire.

Serge Koster

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