A lire aussi

À chacun sa madeleine

Article publié dans le n°1133 (01 août 2015) de Quinzaines

Proust est-il drôle ? Si je l'avais soupçonné, je n'aurais pas attendu cinquante ans pour le lire ! Que voulez-vous, je suis étranger à sa langue. Pourtant, le manuel de Serge Sanchez m'a enfin offert une porte d'entrée, sans doute dérisoire pour les véritables proustiens, et m'a fait prendre une grande résolution : cet été, je repartirai à la recherche de Proust.  
Marcel Proust
Serge Sanchez
Les sautes d'humour de Marcel Proust
(Payot)
Proust est-il drôle ? Si je l'avais soupçonné, je n'aurais pas attendu cinquante ans pour le lire ! Que voulez-vous, je suis étranger à sa langue. Pourtant, le manuel de Serge Sanchez m'a enfin offert une porte d'entrée, sans doute dérisoire pour les véritables proustiens, et m'a fait prendre une grande résolution : cet été, je repartirai à la recherche de Proust.  

Suis-je le seul collaborateur de La Nouvelle Quinzaine littéraire à ne pas avoir lu Marcel Proust ? Enfin, dans ces colonnes, je fais mon coming out.

Serge Sanchez, dans l’avant-propos qui prélude à ce choix de textes, déconseille à ses lecteurs une telle démarche : « Proust, toujours laisser croire qu’on l’a lu. »  

A-t-il raison ? Est-ce vraiment inadmissible d’ignorer À la recherche du temps perdu ? Qu’est-ce qu’on a perdu ?

Longtemps, pendant les quatre premières décennies de ma vie, je me suis couché sans avoir ouvert Proust, à cause d’un blocage linguistique : l’idée me répugnait de substituer au texte original la célèbre traduction de Scott Moncrieff, Remembrance of Things Past. En même temps, je n’avais pas le niveau nécessaire en français pour saisir la syntaxe d’une phrase comme : « Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible ; comme une chose vraiment obscure. »

L’obscurité, pour moi, se trouvait à chaque étape de cette phrase interminable, un mélange labyrinthique de propositions principales et subordonnées. Cette obscurité m’apparaissait comme paradoxalement française : seule une langue se voulant limpide et « cartésienne » pouvait se permettre une telle accumulation d’idées dépendant les unes des autres. En anglais, quelle que puisse être la qualité de la traduction, la structure presque mathématique ne fonctionnerait pas. Donc, j’ai attendu.

Et voici le livre de Serge Sanchez, Les Sautes d’humour de Marcel Proust, où j’apprends que le plus grand romancier français du XXe siècle peut faire sourire. Moi, nourri de Woody Allen et de Philip Roth, vais-je trouver chez Marcel Proust quelque chose à me mettre sous la dent ? Malgré le grand écart temporel, culturel et géographique, on peut relever en effet quelques thèmes communs à Proust et à ces Américains. À commencer par le cynisme à l’égard des femmes, c’est-à-dire au sujet de l’amour hétérosexuel.

Le chapitre le plus important de ce recueil s’intitule « Les hommes, les femmes et inversement », plein de citations proustiennes qui confirment l’observation de Carmen selon laquelle l’amour est enfant de bohème. Dont celle-ci, tirée de La Prisonnière : « Un homme calcule tout ce qu’il peut citer de traits glorieux pour lui afin de plaire à une femme ;
il varie sans cesse ses habits, veille sur sa mine ; elle n’a pas pour lui une seule des attentions qu’il reçoit de cette autre, qu’en la trompant, et malgré qu’il paraisse devant elle malpropre et sans artifice pour plaire, il s’est à jamais attachée. 
»

Est-ce drôle ou tragique ? Sans avoir lu la Recherche, je crois pouvoir saisir le fil de la pensée de Proust. Apparemment, il adhérait au principe de la séparation de l’âme et du corps, croyance dualiste partagée par mes mentors new-yorkais : « La possession de ce qu’on aime est une joie plus grande encore que l’amour. »

Dans une citation des Plaisirs et les Jours, je trouve une phrase acide qui résume tout ce que j’ai appris en vingt ans de relations amoureuses avec des Françaises : « J’appelle ici amour une torture réciproque. »

C’est cela, Proust ? Pourquoi ne me l’a-t-on pas dit plus tôt ? En outre, la misogynie passe mieux chez Marcel que chez Woody ou Philip : personne ne peut l’accuser d’avoir épousé sa belle-fille ni de s’être rendu coupable d’attouchements inappropriés. À ma connaissance, il n’y pas d’ex-femme proustienne – une Mia Farrow ou une Claire Bloom – ayant écrit un best-seller où elle révélerait les détails sordides de leur intimité (le livre écrit par Céleste Albaret, la gouvernante de Proust, est plutôt touchant).

De fait, Marcel demeure intouchable, nanti de la meilleure défense possible contre d’éventuelles attaques féministes : son homosexualité. À partir du moment où l’on est désintéressé, tout est permis, y compris l’observation suivante : «  Certes, il est plus raisonnable de sacrifier sa vie aux femmes qu’aux timbres-poste, aux vieilles tabatières, même aux tableaux et aux statues. Seulement l’exemple des autres collections devrait nous avertir de changer, de n’avoir pas une seule femme, mais beaucoup. »

Sacré Marcel ! Je me sens chez moi chez lui. Et si certains trouvent mes références à Woody Allen ou à Philip Roth un peu vulgaires ou philistines, je peux changer de registre, et évoquer un autre humoriste américain : Groucho Marx. Difficile de ne pas penser à lui (« je n’accepterais jamais d’entrer dans un club qui m’accepterait comme membre ») lorsqu’on lit la phrase suivante : « Il trouvait "plutôt bête" cette jeune fille mille fois plus intelligente que lui, peut-être seulement parce qu’elle l’aimait. »

Tout cela pour dire combien je me sens proustien, reconnaissant dans ces extraits un ton et des sentiments familiers. Et si, en fin de compte, j’avais déjà assimilé cette œuvre magistrale sans l’avoir lue… La lecture de l’anthologie de Serge Sanchez m’inspire un désir semblable à celui de Proust pour sa madeleine : j’ai soudain envie de remonter le temps. Si seulement je pouvais découvrir la Recherche sans avoir perdu tellement de temps !

 Steven Sampson, Corpus Rothi, I et II (Léo Scheer, 2011 et 2012).

Steven Sampson

Vous aimerez aussi