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De l’anonymat comme arme politique

Dans Incognito : Anonymat, histoires d’une contre-culture, Yann Perreau interroge les pratiques de l’anonymat à travers le temps, repère la variété de ses fonctions. Parmi ces dernières, il privilégie sa charge politique de résistance au pouvoir, sa charge émancipatrice.
Yann Perreau
Incognito : Anonymat, histoires d'une contre-culture
Dans Incognito : Anonymat, histoires d’une contre-culture, Yann Perreau interroge les pratiques de l’anonymat à travers le temps, repère la variété de ses fonctions. Parmi ces dernières, il privilégie sa charge politique de résistance au pouvoir, sa charge émancipatrice.

Depuis les pseudonymes (dont la célèbre anagramme « Alcofribas Nasier ») que prend Rabelais afin d’échapper à la censure, au tribunal ecclésiastique, jusqu’à l’anonymat comme forme de luttes chez les lanceurs d’alertes, les zadistes, du « larvatus prodeo » (« je m’avance masqué ») de Descartes aux activistes, sans nom ni visage, du collectif The Anonymous qui dépose la marque de ses actions sous la forme de la célèbre signature, un masque, l’auteur sonde les puissances d’une pratique qui permet d’échapper à la censure étatique, au système de surveillance généralisée dans lequel nous sommes pris (hégémonie d’un Big Brother, d’une société de contrôle fichant tous les individus prisonniers d’un panoptique et mise en place de ce que Raphaël Enthoven appelle un « Little Brother »). En amont des mille et un usages de l’anonymat, Yann Perreau épingle la ruse d’Ulysse, le devenir-personne qui lui permit de survivre : captifs du cyclope Polyphème, Ulysse et ses compagnons parviennent à échapper à l’ogre grâce au subterfuge d’Ulysse condensé dans : « mon nom est Personne ». Les prisonniers ayant crevé son unique œil, le Cyclope appelle à l’aide, hurle que Personne le tue. Le prenant pour un fou (« Puisque personne ne te fait violence dans ta solitude, que nous veux-tu ? »), les géants ne lui portent point secours, permettant à Ulysse et à ses amis de s’enfuir. La « métis » (la fameuse ruse odysséenne) et le recours à l’anonymat leur ont sauvé la vie. 

Le recours aux pseudonymes chez les romanciers, les créateurs, permet de se libérer du carcan, de l’image publique, de la célébrité dans lesquels les artistes sont pris, de jouer avec le paysage éditorial, avec soi, ses limites (Romain Gary/Émile Ajar, JK Rowling, les avatars de Joyce Carol Oates et de nombreux écrivains quand ils s’adonnent au polar…), de jouir d’une mystification, de protéger sa vie privée, de savourer la liberté qu’octroient les noms d’emprunt, autant que d’échapper à la censure, au dispositif du pouvoir, aux normes du temps (Montesquieu se présentant comme le traducteur des Lettres persanes, les sœurs Brontë contraintes d’endosser un nom de plume masculin afin de pouvoir être éditées…). S’inscrivant dans le sillage du fameux « Je est un autre » de Rimbaud, héritiers de la « mort de l’auteur » théorisée par Barthes, Blanchot, du devenir impersonnel, anonyme, de Deleuze et de Foucault, nombre de praticiens de l’anonymat font de celui-ci une « technique de désassujettissement » (Erik Bordeleau), une libération hors des assignations identitaires. L’auteur examine la portée subversive, défensive ou offensive, de l’incognito, du masque chez Daft Punk, The Residents, les rappeurs, chez nombre d’acteurs du street art (Banksy…). Là où, dans la contre-culture, la revendication de l’anonymat avait une visée politique, affichait la primauté du collectif sur l’individu, entendait déconstruire la notion d’auteur individuel, produire une énergie contestataire sans figure d’autorité, de meneur, la tendance à l’anonymat est devenue mainstream dans les musiques actuelles, sans plus de mobilisation insurrectionnelle. On assiste à un recyclage apolitique d’une modalité contestataire de l’underground.

Yann Perreau fait d’Incognito un véritable personnage conceptuel, dont il suit les traces au fil de l’Histoire, selon les civilisations. Durant des siècles, l’artiste s’est effacé derrière ses œuvres, mettant son art au service de puissances transcendantes, indiquant par son anonymat la primauté de l’œuvre sur le créateur (individuel ou collectif). Les spectateurs s’extasiaient devant la force des créations et non devant le génie de l’auteur. Favori des dieux, élu par ces derniers, inspiré par les Muses, par son « daimon », le poète, le peintre, le sculpteur, créaient en étant possédés, visités par un souffle qui les excédait. Les vertus du masque dans la tragédie grecque – vertus que Nietzsche réactivera – se voient confrontées à la force politique de l’incognito sous l’Occupation, dans des régimes autoritaires, dans la dénonciation des tortures, exactions, pillages commis par l’armée américaine en Afghanistan, au Moyen-Orient. 

C’est dans le champ des lanceurs d’alerte (pour ne citer que les plus connus : Assange, Manning, Snowden ou encore Fuat Avni en Turquie), des hackers, des cyberactivistes, des zadistes, des zapatistes du Chipias, du comité invisible de L’Insurrection qui vient que l’auteur analyse l’arme absolue de l’anonymat, véritable technique de guérilla, de résistance logée à l’enseigne de la clandestinité, permettant de lever les secrets d’État, de déjouer les mensonges étatiques et le flicage généralisé de nos vies, de démasquer scandales politico-financiers et massacres de civils lors des guerres. Dans L’Art de la révolte : Snowden, Assange, Manning (Fayard), Geoffroy de Lagasnerie fait des lanceurs d’alerte, des acteurs de Wikileaks,des héros de résistance ayant inventé de nouvelles formes de luttes non violentes qui dénoncent l’expansion du non-droit, qui entravent la mise en place des procédures d’exception que, sous prétexte d’une lutte contre le terrorisme, les États imposent. À côté du hacking comme forme de contestation pacifique (ne passant pas par la lutte armée), comme nouvelle forme d’engagement (sans leader ni représentant), comme lutte pour nos libertés individuelles, pour la sauvegarde de la démocratie, comme réappropriation de nos droits, de nos vies, à côté de l’utilisation militante de l’undernet, du Deep Web, les logiciels et réseaux informatiques permettant de naviguer anonymement peuvent, certes, être détournés et utilisés, non à des fins citoyennes, mais en vue d’activités criminelles, trafic d’armes, de drogues, pédophilie, terrorisme, ou en vue de délations, de campagnes malveillantes… Pharmakon, ces espaces cryptés de la Toile mondiale sont à la fois poison et remède, selon l’usage qu’on en fait. 

La devise « pour vivre heureux, vivons cachés » semble s’imposer comme salvatrice, contre-feu de survie dans un monde dominé par les technologies numériques où les garde-fous de la vie privée ont volé en éclats, où Facebook et co engrangent un ensemble de données personnelles stockées dans une mémoire illimitée, où l’habeas corpus se voit bafoué.  

« C’est lorsqu’il parle en son nom que l’homme est le moins lui-même. Donnez-lui un masque et il vous dira la vérité. » (Oscar Wilde) 

« On est devenu soi-même imperceptible et clandestin dans un voyage immobile. Déterritorialisation absolue. » (Deleuze et Guattari, Mille plateaux)

D’Oscar Wilde à Deleuze, de la Résistance à Bourbaki, l’anonymat est gage d’émancipation, dépassement de l’enfermement dans l’ego, aventure d’un devenir pluriel, contre-pouvoir à ce qui nous écrase.      

[ Extrait ] 

« Comment expliquer la violence de la répression des États face aux lanceurs d’alerte, le fait que les Anonymous soient condamnés à de si lourdes peines, pour des actions qui sont le plus souvent d’intérêt général ? Ces individus constituent, par leur existence même, une menace pour le pouvoir. Ils mettent le doigt sur les limites et dérives de la démocratie représentative, cette incapacité à penser au-delà des catégories de l’engagement, du leader (politique, syndical), de l’apparaître » 

Yann Perreau, Incognito, p. 246.

Véronique Bergen

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