"À voix basse je vous ai parlé"

Article publié dans le n°1118 (16 déc. 2014) de Quinzaines

Courtrai, 1302, les tourbières de Hautes Fagnes, Wallonie. Le djebel, années soixante. Deux époques, deux lieux, une même histoire qui se raconte.
Franck Venaille
La bataille des éperons d'or
Courtrai, 1302, les tourbières de Hautes Fagnes, Wallonie. Le djebel, années soixante. Deux époques, deux lieux, une même histoire qui se raconte.

De livre en livre, Franck Venaille parle de « ça », cette douleur qui en englobe d’autres, celle de la guerre. Celle qu’il a faite, celle qu’il se figure, marchant dans ces régions brumeuses et lointaines de Belgique, qu’il aime tant. Un pays imaginaire autant que réel, avec Bruxelles dans La Tentation de la sainteté, la Flandre dans La Descente de l’Escaut et dans quelques autres recueils. Avec ce recueil, donc. Mais le terme « recueil » est-il adéquat ? Ne devrait-on pas parler de suite musicale ? Il se compose de poèmes en prose, de pages denses, rapides, faites de courtes phrases collées comme des éclats, et de poèmes en vers, parfois des tercets, remplis d’une détresse sereine, si l’on ose dire, mais éloignés de tout pathos par cet humour qui, à la fin, ressemble à la pirouette, comme dans « Je vous écris », poème en vers courts, se terminant dans l’autodérision.

Le paysage est sauvage, énigmatique : « Arbres des Hautes-Fagnes vous me faites songer à ces moments où la vie fonctionne à l’envers. Je vous regarde comme on s’attarde devant des grilles, des grillages, et je cherche la clé qui ouvrira le cadenas des siècles. »

Et cette clé reste « ça », la douleur :
« je comprenais
désormais le sens du mot “douleur”
c’était le temps de l’anxiété majeure
lorsque
les végétaux accumulés d’année en année
le décomposent sur place
dans ce sol qui pourtant leur appartient
»

La douleur : la maladie qui le conduit à l’hôpital, l’enfance dans le Paris désormais disparu du XIe arrondissement, célébré dans Hourrah les morts ! Tout se mêle, brassé par la mémoire, en des phrases juxtaposées comme autant de touches de couleurs estompées, de noir et de blanc : « J’ai délaissé mon Palais d’enfant. J’ai vécu loin des canaux. Ailleurs. Face à la mer du Nord. J’ai écrit des livres. Il a encore fallu se battre contre des chars venus de Prusse. » En quel temps sommes-nous, qui lie la Prusse aux Flandres, l’an quarante et l’âge de Bismarck, voire de Frédéric II ? Les époques se télescopent et les traces qui ne s’effacent jamais reviennent :

« Les hommes, les hommes ah les hommes ! Il fallait les voir, doigts écrasés, s’accrocher aux murs avant qu’ils ne tombent en implorant : “Achevez-moi Monsieur ! Achevez-moi !” »

On retrouve l’écho plus brutal de cette guerre dans cette page qui commence par « Ils étaient trois. À l’aube. Dans le djebel ». Un poème comme une page de journal de bord, qui rappelle les tout premiers textes de Franck Venaille.

Le désir, l’amour sont là, qui sauvent du pire, comme dans ce beau poème qui commence par « À voix basse je vous ai parlé » et ressemble à une douce complainte presque verlainienne. « Je ne sais pas ne sais plus pourquoi je suis si en colère après la vie », écrit le poète. On sait ce qui le met en colère, il l’écrit page après page, livre après livre, avec une énergie intacte, jusqu’au bout engagé :

« la poésie un jour fermera boutique
baissera une dernière fois ses rideaux métalliques
comme cela fera chic et bon genre
»

Norbert Czarny