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Grand d’Islande

Quand on a eu la chance de découvrir, à partir de 2010, et dans la traduction exemplaire d’Éric Boury, une trilogie (Entre ciel et terre ; La Tristesse des anges ; Le Cœur de l’homme) qui d’emblée hissait un écrivain très au-dessus de la production littéraire contemporaine, toutes cultures et langues confondues, on n’ouvre pas sans appréhension un nouveau roman du même auteur. Et si le philtre avait perdu de son efficace, même un peu ?
Jon Kalman Stefansson
D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds
Quand on a eu la chance de découvrir, à partir de 2010, et dans la traduction exemplaire d’Éric Boury, une trilogie (Entre ciel et terre ; La Tristesse des anges ; Le Cœur de l’homme) qui d’emblée hissait un écrivain très au-dessus de la production littéraire contemporaine, toutes cultures et langues confondues, on n’ouvre pas sans appréhension un nouveau roman du même auteur. Et si le philtre avait perdu de son efficace, même un peu ?

Rémission instantanée des angoisses, et ce dès les premières mesures : le dernier Stefánsson est au moins aussi enthousiasmant que les précédents, ce qui ne laisse pas, au fond, de surprendre. Car on avait fini par croire, au fil de la saga des pêcheurs de morue perdus, vers 1890, dans la mer, la neige, la bourrasque des éléments et des sentiments, qu’un romancier aussi à l’aise dans l’évocation historique et l’orchestration grandiose des drames du passé n’aurait forcément que moins d’appétence pour la réalité immédiate.

Or, l’histoire d’Ari, qui rentre du Danemark en Islande, où un vieux copain l’attend à l’aéroport de Keflavík, d’Ari l’éditeur qui a plaqué sa femme sur un stupide coup de tête et de cafard et ne sait s’il revient pour elle ou par nostalgie d’un pays froid, déshérité, sinistre, cette histoire banale et triste à pleurer est bien d’aujourd’hui et pourrait s’enliser très vite dans les sables de l’anecdote, du « déjà vu déjà dit », de ce que Mallarmé, écœuré, appelait « l’universel reportage ».

Et c’est tout le contraire. Connaissez-vous un roman actuel qui commence par quelques lignes de « Prélude », autant dire par la musique ou la poésie ? Celui-là, oui, qui s’installe aussitôt dans une lumière autre, une lumière féerique, d’envol. Ce ton, dont l’étrangeté constitue la signature même de l’écriture de Stefánsson, va s’imposer souverainement à l’ensemble du livre, aux scènes les plus banales, les plus crues parfois – mais jamais cette crudité ne verse dans le sordide, dans la complaisance –, et la surprise enchantée du lecteur sera que la moindre rechute dans le quotidien, la trivialité, les petits ennuis qui font de toute existence un boulevard attendu des impasses, se hausse chez Stefánsson à une sorte de fantasmagorie.

Des vagues de rêves, des fragments poétiques, un immense appel d’air, viennent sans trêve remanier le monde, le réinterpréter, le donner à voir plus riche qu’il n’est, plus beau. Les vitres sont sales, au moins obscurcies par la crasse de la médiocrité des existences, comme dans le poème en prose de Baudelaire, mais aucune trace ici de « mauvais vitrier », et toutes les trajectoires, pour respecter l’injonction de Breton dans Signe ascendant, se doivent précisément de pointer leur flèche vers le haut.

Qu’y a-t-il pourtant au cœur de cette Islande adorée, fustigée, représentée essentiellement par le trou noir de Keflavík, où le départ de la base américaine naguère pillée par les enfants d’un pays pauvre n’a laissé qu’un désert de glace battu par les blizzards ? Rien d’autre que des turpitudes, comme partout, l’alcoolisme démesuré des garçons, futurs mâles sans cervelle, la condition inférieure des filles, réduites au statut d’objets sexuels puis de gardiennes sacrées du foyer et des moutards. Rien que des Norvégiens pas drôles qui n’ont que leurs sous pour séduire. Rien que des compagnons de galère qui se gèlent dans les usines à étriper le poisson.

Mais non, ce n’est pas tout ! Il y a le patron pêcheur qui a vécu une folle histoire d’amour et s’en souvient. Force de la nature, dur au boulot et à l’échange verbal, il impose à ses hommes, malgré leurs sarcasmes de machos, d’apprendre à nager et édicte les premières règles de sécurité de la marine commerciale en Islande. Il y a la femme peu avenante qui sauve sans hésiter une jeune fille entrée dans la mer glacée pour se suicider. Il y a surtout la beauté rouquine dont un garçon est amoureux, qui se fait violer lors d’une soirée arrosée, passe aux yeux de son pauvre benêt de soupirant muet – car on ne parle guère dans l’île, d’où de lamentables tragédies – pour consentante, et se révèle à la fin ce qu’elle est vraiment : une martyre de l’incommunicabilité entre les êtres.

Une martyre et une héroïne magnifique de courage et de malheur. Aucun féminisme déclaré, théorisé, lourdaud, dans ces pages, mais aucun roman comparable à celui-ci par son hymne fervent à la femme, à son intelligence, son évidente supériorité en amour, en rigueur morale. Dans la construction subtile du texte, l’homme, les hommes, même les personnages les plus positifs, voient peu à peu leurs rôles s’amenuiser, jusqu’à disparaître complètement afin de laisser la place à leurs compagnes qui, au début, apparaissaient délaissées, méprisées ou, comme la gamine intégrée à la bande des chapardeurs de friandises américaines, soumises au désir du mâle dominant.
Disparaître en effet, c’est même le sort de celui qui pouvait passer pour le protagoniste du livre, Ari, et que le livre oublie délibérément. Retrouvera-t-il l’épouse qu’il a humiliée et qui s’est vengée de lui en le faisant « visiter » à la douane en vulgaire passeur de drogue qu’il n’a jamais été ? Nous n’en saurons rien, bien fait pour lui !

Ce dernier exemple, scandaleux du point de vue de l’intrigue espérée par le lecteur qui s’attend à une fin bien bouclée, n’est pas la seule incongruité du livre. Stefánsson est coutumier de ces audaces narratives et, dans le troisième et dernier volume de sa trilogie, laissait déjà abruptement tomber son couple d’amoureux coincés au fond d’un fjord par la marée montante. Se désintéresse-t-il des dénouements trop susceptibles de happy ends ?

Sans doute, mais il s’offre mainte autre entorse au sens commun littéraire, en compositeur virtuose qu’il est de récits complexes où le passé sans cesse vient interférer avec le présent, l’illustrer ou le contredire. D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds se construit ainsi sur de vertigineux montages temporels, qui font du roman à la fois une plongée dans la réalité de l’Islande d’aujourd’hui et un retour cyclique à ce qui explique si largement cette réalité : les tentatives, réussies ou ratées, d’une nation 
– une des plus réduites de la planète tant par sa population que par son territoire en proie à une accumulation de handicaps (climat, volcanisme, isolement) – pour subsister malgré tout et parvenir à édifier une société libre, démocratique, de haute culture.
L’intérêt sociologique du livre, qui une nouvelle fois célèbre sans pathos la grandeur d’un petit peuple, est donc évident. Mais dire que cet intérêt est transcendé par une écriture constamment novatrice ne suffit pas. Car c’est bien l’écriture poétique et elle seule, son autarcie splendidement revendiquée et tenue, qui rend l’humanisme du texte opératoire et fait de Stefánsson un des écrivains majeurs de notre temps.

Signalons deux autres romans venus d’Islande : l’un, court et poignant, Les Enfants de Dimmuvík, de Jón Atli Jonassón (Noir sur Blanc, trad. Catherine Eyjólfsson), prouve qu’en 1930 encore la pauvreté de la campagne islandaise était telle qu’on y mourait de faim. Porté par la voix d’une vieille femme qui fut de ces enfants, le récit est d’une densité et d’une puissance magistrales. L’autre, Illska, d’Eiríkur Örn Norddahl (Métailié, trad. Éric Boury), pourrait être considéré comme l’anti-Jonassón, tant il déborde de défauts typiquement à la mode : désinvolture affichée et cynique, pornographie obligée, fausse bonne histoire (les amours d’une jeune fille islando-lituanienne d’origine juive et d’un néonazi local), composition mécaniquement hachée, etc. Il m’est tombé des mains, ce qui m’a rassuré en un sens : non, tous les auteurs d’Islande ne sont pas géniaux !

Maurice Mourier

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