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Le roman américain

Article publié dans le n°1080 (16 mars 2013) de Quinzaines

Au début, c’est un phrasé, une musique de la langue. C’est la phrase à l’américaine, plus parlée qu’écrite avec ses jeux de reprises, ses effets d’insistance sur un nom commun ou propre. Et pour peu qu’on ait la mémoire du cinéma, on entend un accent texan ou du Middle West, on entend la voix off sur quoi s’ouvrent bien des films des frères Coen. The Big Lebowski, par exemple. On est dans un roman américain, du moins une sorte de.
Tanguy Viel
La disparition de Jim Sullivan
(Minuit)
Au début, c’est un phrasé, une musique de la langue. C’est la phrase à l’américaine, plus parlée qu’écrite avec ses jeux de reprises, ses effets d’insistance sur un nom commun ou propre. Et pour peu qu’on ait la mémoire du cinéma, on entend un accent texan ou du Middle West, on entend la voix off sur quoi s’ouvrent bien des films des frères Coen. The Big Lebowski, par exemple. On est dans un roman américain, du moins une sorte de.

Sauf que l’auteur du roman américain est un écrivain français, dont la plupart des romans se déroulaient en France, comme c’est le cas de l’auteur, Tanguy Viel. Après Paris-Brest, roman familial qui mettait en scène une famille explosive ou explosée, le romancier propose une mise en abyme avec un narrateur qui, lassé de la France, se propose d’écrire un roman mondial (et d’abord américain). De ce roman qui pourrait s’intituler La Disparition de Jim Sullivan, nous aurons l’architecture, les personnages, l’intrigue, des pistes plus ou moins vraies. Il est en effet probable que le narrateur, à l’instar d’un certain Hitchcock, fasse de Jim Sullivan un MacGuffin, une de ces fausses pistes qu’aimait l’auteur de La Mort aux trousses.

À ceci près que Jim Sullivan a existé. Chan­teur sans grand succès des années 1970, il a disparu un jour, sans qu’on sache s’il était mort, caché, ou enlevé par des ovnis (certaines croyances sont tenaces, outre-Atlantique) après son album « UFO ». Et c’est dans le désert que disparaît aussi Dwayne Koster, héros de ce roman qui aurait pu exister, ou plutôt que le lecteur pourrait écrire en prenant appui sur le matériau donné par le narrateur.

C’est donc une forme de lassitude qui amène ce romancier français à écrire un roman américain. Il a envie d’espace et celui qui entoure la cathédrale de Chartres, pour ne prendre qu’un exemple, ne suffit pas. Une certaine envie aussi : même si la France est un pays de chasse et de pêche, il semble que seul le Montana dépayse assez les lecteurs en quête d’émotions et de découvertes. Écrire un roman américain, c’est donc jouer, pour commencer, avec tous les clichés du genre. Il faut un arrière-plan et la guerre en Irak peut en offrir un ; il faut des personnages typés, et un professeur d’université qui connaît une grosse crise à la cinquantaine fournit un excellent modèle (surtout s’il a été vétéran du Vietnam et en a gardé des séquelles), il faut une Daisy ou une Milly travaillant comme serveuse dans un bar, pour se payer ses études, et l’adultère est une donnée indispensable, surtout si celui qui devient l’amant est le pire ennemi, sur le campus, du héros. Ce qui ne fera pas pour autant de ce roman américain un roman de campus. Lesté d’un certain nombre d’images toutes faites, le roman exige ses scènes. Le narrateur a une idée d’entrée en matière. Ce sera une scène à l’intérieur de la Dodge Coronet 1969 qui devient le véritable domicile de Dwayne, l’universitaire mis à la porte par son épouse après qu’elle a appris sa liaison avec la jeune et séduisante Milly. Mais d’autres scènes peuvent ouvrir le roman. Ainsi un repas de famille, transposition américaine de ce que proposait l’auteur d’Insoupçonnable, son avant-dernier roman français, puisque un buffet de mariage en bord de mer permettait de camper ses personnages.

D’autres scènes s’imposent ou sont à éviter, que le narrateur esquisse ou retire de son plan. Ainsi, plutôt que de raconter dans un flash-back l’histoire des Koster ou celle de Lee Matthews, il fait des fiches ; elles lui permettent de savoir comment ils se comportent ou pourquoi leur sort, comme celui du roman, est scellé. Koster est un personnage de Viel. Il est né dans le sud des États-Unis mais a sa place dans la galerie des rêveurs et ratés que constitue l’auteur depuis les débuts, et L’Absolue Perfection du crime, en particulier. Il est fait pour échouer et sa disparition dans le paysage désertique est ce qui pouvait lui arriver de meilleur après ce qu’il a fait en se servant d’une crosse de hockey. Nous n’en dirons pas plus.

La Disparition de Jim Sullivan est en effet un roman à suspense. En tant que roman américain, ç’aurait pu être « une véritable fresque qui nous entraîne dans les méandres de l’humanité », mais son auteur ne l’a pas voulu. Il est prêt à certaines concessions, mais pas à celles de la quatrième de couverture avec ses formules ou adjectifs hyperboliques. C’est pourquoi cette fresque de cent soixante pages que nous lisons, et qui aurait pu en compter cinq cents, ne raconte pas les débuts d’un « gars du parti démocrate » dans l’Illinois, en 2003 : « Je n’ai pas trop insisté là-dessus dans mon roman, parce que je ne voulais pas faire un thriller politique avec des histoires compliquées qui mêlent des personnes existantes et des personnages de fiction, comme font souvent, c’est vrai, les écrivains américains. Après tout, même si j’ai regardé vers l’Amérique tout le temps de mon travail, je suis quand même resté un écrivain français. »

Un écrivain virtuose qui se sert des temps comme d’une boîte de vitesses, selon la métaphore employée par Jean Echenoz. La jubilation qui naît de ce roman, le sourire qui ne nous quitte jamais tient entre autres à ce qu’on se laisse mener par un narrateur qui joue avec le conditionnel, le futur ou le passé comme lorsqu’on apprend le sort réservé par deux tueurs à gages à Alex Dennis, le pire ennemi de Koster : « Mais c’est sûr aussi que depuis ce soir-là, s’il y a des verbes qu’il faut mettre à l’imparfait, ce sont ceux qui concernent son envie de séduire. » Des ellipses feront deviner. Ou bien des fins de chapitre qui ménagent le suspense, comme il convient dans toute fiction américaine, qu’elle soit écrite ou filmée. L’art de Tanguy Viel repose sur sa passion du cinéma. Le vidéoclub dans lequel travaille Koster est sans doute l’une des bibliothèques du romancier, comme elle a été celle d’un Quentin Tarentino. On pourrait s’amuser, lisant ce roman, à chercher les séquences de film qui ont inspiré ou irrigué Tanguy Viel. Cinématographique jusque dans le développement de la phrase. Elle tourne, elle ressasse, elle emprunte à l’oral, elle joue du retardement, laissant exploser le mot final, celui qu’on attendait avec l’impatience de l’enfant qui écoute un conteur, à la fois inquiet et joyeux. Ce d’autant qu’un « je » qui écrit, voit, insiste sur des détails – « parce qu’on n’écrit pas un roman américain sans un sens aiguisé du détail » –, transforme parfois ce roman en jeu de cache-cache entre l’auteur et son lecteur.

La Disparition de Jim Sullivan est aussi un hommage au roman, comme genre vivant. Certaines pages empruntent au documentaire, évoquant Détroit dans la crise économique ou les aspects méconnus de la guerre d’Irak, avec ses trafics d’antiquités volées ; d’autres sont comme une théorie en action, toujours concrète, du roman. Pourquoi placer telle scène ici, pourquoi éliminer telle autre, que faire d’un personnage trop envahissant, comment pratiquer le flash-back sans effacer l’essentiel, l’intrigue sur laquelle repose le roman ? On pourrait prendre ce roman comme un meccano, et le monter, le démonter, le remonter. On pense à Cortázar, à Calvino – il y a pire comme références. Tous deux appartenaient à cette tradition du roman comme jeu, héritée d’un Diderot ou d’un Sterne, deux autres noms qui ne doivent pas écraser celui de Tanguy Viel : il a du répondant et ce roman qu’on lit et relit le prouve ô combien !

Norbert Czarny

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