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Article publié dans le n°1218 (16 juil. 2019) de Quinzaines

Plutôt que « passionné des mots », quel terme plus précis que « dictopathe » (« malade des mots ») pourrait qualifier justement le lexicographe Jean Pruvost ?
Jean Pruvost
Les Secrets des mots
Plutôt que « passionné des mots », quel terme plus précis que « dictopathe » (« malade des mots ») pourrait qualifier justement le lexicographe Jean Pruvost ?

L’histoire de toute langue, étant celle du peuple qui la parle, est imprégnée de sa personnalité. Mais les ouvrages de linguistes s’imprègnent toujours de celle de leur auteur, se superposant avec la première, voire entrant en rivalité avec celle-ci. Il est difficile de contester l’importante part populaire et vulgaire de la langue, notamment dans le domaine des jeux de mots. Pourtant, dans le chapitre consacré à la question (« Voulez-vous jouer avec moi ? »), Jean Pruvost se prémunit du rire gras et facile, et ne mentionne que par détour les mots les plus obscènes. Lorsqu’il évoque les contrepèteries, ces perles, il fait le choix « parmi les moins vulgaires » (alors même que ce sont les plus vulgaires qui constituent le sel de cet exercice). L’explication qu’il avance est compréhensible : « On peine à en trouver que la décence autoriserait à citer ici. » De même, on se doute que la réponse pour l’anagramme de chéri ne sera pas donnée. Mais les jeux de mots dépassent souvent l’apparente futilité : Jean Pruvost rappelle que « l’anagramme fut sous l’Antiquité souvent considérée comme une marque du destin » et que « Platon ne dédaignait pas la mise en valeur d’un rapport entre le nom d’une personne et sa nature profonde ».

La relative pudeur du récent lauréat de la grande médaille de la francophonie, due en partie à des raisons éditoriales, accompagne les jugements de valeur portés sur ces prouesses, souvent considérées plus proches de la fiente que du trait d’esprit. Jean Pruvost s’interroge en passant sur leur nature : sont-elles de simples distractions pour repousser l’ennui ? Sont-elles – à l’instar des mots croisés – une manière d’apprendre « à réfléchir en sortant des sentiers battus » ? L’avis des lexicographes, d’ailleurs, diffère : pour Littré, la contrepèterie résulte d’une coïncidence. Il ne faut pas la rechercher, elle surgit hasardeusement, heureusement (et de citer l’exemple du lieu de saint Pancrace, nommé par erreur saint Crampace, engendrant une vague de pèlerinages pour soigner des crampes). 

Les Secrets des mots ressemblent à un catalogue des petites histoires, pendant modeste de la grande Histoire. Jean Pruvost aborde tour à tour les anecdotes et autres accidents ayant contribué à former nos mots. Car les leçons correctes proviennent souvent d’erreurs : un nombril se disait autrefois un ombril comme l’apostille était la postille (on pourrait regretter que le navion n’ait pas eu la possibilité de s’imposer). Les erreurs de prononciation sont nombreuses également, de flairer (prononcé autrefois frairer) au fromage (venant de formage), en passant par le moustique (du latin mosca, donnant logiquement mosquito en espagnol). Dépassant cette foire aux monstres, l’essai rappelle la richesse des mots de notre quotidien, dont le passé est souvent oublié (qui sait que la silhouette vient d’Étienne de Silhouette ?).

Retracer l’histoire d’un mot, c’est également voir en parallèle l’histoire religieuse, politique, les coutumes, les superstitions. Au passage, les récents débats sur la langue seraient-ils ancrés dans une époque ? Dans le chapitre « Fille ou garçon », Jean Pruvost montre que le genre est une question d’usage. Rappelons que les termes automobile, affaire ou après-midi ont changé de sexe[1]. La notion de neutre ne serait-elle pas une solution pour régler ce débat ?

Plutôt que « secrets des mots », le nom de « mémoire des mots » s’impose parfois. À cet égard, le mot ban a connu une extrême prolifération, non seulement dans la composition de nouveaux mots (mis au ban, forban, banlieue, banal, bannière, être dans le bendo, abandon), mais aussi par l’utilisation imagée, figurée, du terme. La poésie des mots, qui a tant fasciné les surréalistes, est comme la partie immergée de l’iceberg.

Nous ne percevons souvent d’un mot que le sens restreint qu’en donnent les dictionnaires. Mais ces dictionnaires ne seraient-ils pas, au même titre que les musées pour les œuvres, leur lieu de fin de vie ? À force de lexicalisation, les mots perdent de la saveur qu’ils contiennent pourtant : il suffit d’entendre une personne étrangère distordre ou faire un trait d’esprit sur une expression (comme avoir du cœur) pour s’en rendre compte. La comparaison biologique à laquelle Jean Pruvost se livre ponctuellement (« De même que nos cellules se recomposent constamment, le flux des mots nouveaux est incessant dans une langue vivante ») nous invite à prendre conscience de l’extrême vitalité des mots.

[1]. Il faut bien sûr lire « ont changé de genre ».

Eddie Breuil

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