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À Genève, le musée d’ethnographie se dresse après quatre ans de fermeture, sous le toit pointu métallique qui suggère des ouvertures en losange, des tressages. Au sous-sol, sans piliers, 2 000 m2 proposent une exposition permanente, une exposition temporaire (aujourd’hui « Les rois mochica »), un auditorium (doté de deux cent cinquante places), des salles de conférence.

EXPOSITION

Les Rois Mochica

Divinité et pouvoir dans le Pérou Ancien

Nouveau musée d'ethnographie de Genève (MEG)

65-67 boulevard Carl-Vogt, Genève

31 Octobre 2014 - 3 Mai 2015

 

BORIS WASTIAU (DIR.)

Regards sur les collections du MEG

MEG/Glénat, 256 p.

À Genève, le musée d’ethnographie se dresse après quatre ans de fermeture, sous le toit pointu métallique qui suggère des ouvertures en losange, des tressages. Au sous-sol, sans piliers, 2 000 m2 proposent une exposition permanente, une exposition temporaire (aujourd’hui « Les rois mochica »), un auditorium (doté de deux cent cinquante places), des salles de conférence.

Les collections du MEG comportent quatre-vingt mille objets. L’exposition permanente présente mille trois cent quatre-vingts pièces des cinq continents. Elle met en évidence des centaines de civilisations hétérogènes, la diversité des aventures humaines, les créations artistiques, des formes et des couleurs inattendues ; les matériaux qui constituent des documents et des œuvres, les mœurs, les activités quotidiennes et les cérémonies, les armes de la défense et de l’attaque, les croyances, les passages de la vie, les initiations, l’amour, la mort, les pouvoirs, les sorcelleries… Selon Boris Wastiau, directeur du MEG, des cartels précis renseignent sur la provenance des œuvres ; ils indiquent que ces objets n’auraient jamais pu se côtoyer dans une même vitrine ; la notion de musée serait une construction intellectuelle. Tu appréhendes les convergences et les divergences des civilisations disparates. Ces objets (parfois voisins, parfois lointains) peuvent être en rapport avec les traditions populaires, les arts, l’anthropologie, l’archéologie, la musicologie.

Et le MEG propose au visiteur seize mille heures d’enregistrement sonore, ainsi qu’un « cinéma de poche » pour visionner des films ethnographiques. Le MEG est, pour partie, un cabinet de curiosités, une étude scientifique des documents. Il rend aussi hommage à certains collectionneurs d’objets : des missionnaires, des explorateurs, des marchands, des fonctionnaires des colonies, un capitaine de hussards, des peintres qui voyagent… Parfois, les conservateurs du MEG mentionnent, dans la mesure du possible, l’identité des artistes et des artisans des œuvres : un roi-sculpteur du Cameroun ou un peintre éthiopien qui représente le portrait du futur négus Hailé Sélassié. Le visiteur n’oublie ni un seau à traire sculpté (XVIIe siècle) d’une vallée suisse, ni une corne de rhinocéros (XVIIIe s.) qui est une coupe rituelle de Chine, ni un tambour de bronze de Thaïlande, ni un masque tatanua (fin XIXe s.) de Nouvelle-Irlande, ni une couronne en plumes (XXe s.) de l’État de Parà, au Brésil… Les objets hétéroclites des cinq continents fascinent le visiteur et lui donnent à penser, à explorer les archives des cultures dissemblables.

L’Asie représente près de 30 % des terres émergées de la planète et compte 4,3 milliards d’habitants (soit les 2/3 de la population mondiale). Elle est le creuset des cultures les plus riches et les plus complexes de l’humanité. La collection asiatique du MEG rassemble près de quinze mille objets. Ce parcours privilégie trois thèmes : l’iconographie religieuse, l’écriture, le pouvoir. Apparaissent les dieux et les déesses de l’hindouisme polythéiste, les iconographies bouddhistes (de la Chine, du Japon, du Tibet). L’Asie constitue le principal berceau de l’écriture, qui détermine la cohésion sociale. L’un des premiers types d’écriture est l’écriture cunéiforme, née en Mésopotamie (Irak) vers 3500 avant J. C. Le plus ancien document sur papier vient de Chine et date du Ier siècle de notre ère. Et, dès le VIIIe siècle, les bouddhistes chinois inventent l’imprimerie par planches de bois gravées pour diffuser les textes de leur religion. Dans l’ancienne Chine impériale (jusqu’à sa chute en 1911), la cour a été la plus centralisée, avec une pyramide administrative… Le Japon n’a jamais connu qu’une seule dynastie impériale jusqu’aujourd’hui ; cette succession d’empereurs descendrait de la déesse du soleil, Amaterasu. Du XIIe au XIXe siècle, le pouvoir effectif a été exercé par des juntes militaires, dirigées par des shogun. Dans le MEG, telle armure d’un samouraï (XIVe-XVIIe s.) est composée d’acier, de cuir doré, de soie ; sur le devant d’une cuirasse, un roi bouddhique porte le glaive de sagesse et protège le guerrier. Ou bien, au Népal, à Katmandou, une peinture (1881) représente la Vache cosmique… Ou aussi, à Sumatra, un bâton magique (sculpté au XIXe s.) comporte des substances puissantes et permet à un prêtre de prédire l’avenir.

Trois ensembles des Amériques sont représentés : l’Amérique du Nord (Canada, États-Unis, Groenland), la Mésoamérique (Mexique, Guatemala, Costa-Rica), l’Amérique du Sud (Colombie, Équateur, Pérou, Brésil, Chili). Le MEG rassemble douze mille cent seize objets hétérogènes. Chez les Inuits, un chasseur peut, sur un kayak (début XXe s.) léger, poursuivre la baleine, le phoque, le caribou ; les peaux de phoque sont parfaitement tendues, cousues et imperméables. En Alaska, un masque représente une jeune femme tlingit avec un visage peint de bleu clair (fin XIXe s.). Au Canada, dans la région des Grands Lacs (début XIXe s.), une « Société des Faux Visages » utilisait un hochet en carapace de tortue.

En Europe, dès le XIXe siècle, les folkloristes et les ethnologues étudient les mœurs des sociétés paysannes, la culture populaire, les légendes ; ils conservent des objets qui sont liés au territoire, au caractère mémoriel du patrimoine ; en Suisse, ils collectent, dans l’esprit des sciences naturelles, des témoignages de la société rurale alpine. Tu observes des sculptures polychromes (Vierge à l’enfant, XVIe s.), une boîte à sel zoomorphe, une nacelle de traîneau (XVIIIe s.), douze plaques en laiton et en cuivre (XIXe s.) qui ornaient les mulets chargés en caravane, des textiles et des salaisons, une pipe courbe (1850). Sont sculptés le bâton d’un maître berger (Hongrie), une quenouille grecque à figure anthropomorphe, un battoir à linge (Arles, 1814), un tambour de chamane (Mourmansk, 1769), une cuiller lapone (en os de renne gravé). Dans diverses régions, le sel (avec pain et eau) a valeur d’alliance ; le sel s’utilise dans des rituels magiques, des exorcismes, des pratiques médicales. On imprimait sur des pains des symboles religieux ou des signes profanes. En Pologne (2013), un bouquet de moisson a une forme de couronne (avec des graines collées).

Le département africain regroupe seize mille cinq cent quatre-vingt-six objets. Un missionnaire ethnographe a vécu à Madagascar ; il y découvre deux cents pièces à caractère magico-religieux, des instruments divinatoires, tressés par des sorciers-thérapeutes ; il les étudie et les offre en 1930 au MEG. Missionnaire au Gabon, le pasteur Guébert collecte trois cents pièces des Fang ; il dessine des reliquaires ; il les commente ; le MEG fut l’un de ses bénéficiaires. Se dresse une majestueuse défense d’éléphant, sculptée pour orner un autel royal du puissant souverain du royaume du Bénin. Aujourd’hui, le MEG rassemble des peintures et sculptures d’Afrique qui, signées, ne sont pas anonymes. En particulier, en Afrique de l’Ouest, dans des rites contrôlés par des officiants qualifiés, les masques agissent sur les rapports entre les humains, les ancêtres et les esprits.

La collection océanienne du MEG est riche de quatre mille cinq cents œuvres. Par exemple : les bambous gravés des Kanak, un poteau funéraire chez les Tiwi (au nord de l’Australie), un grand masque de danse funéraire des Asmat, un crâne surmodelé (Nouvelle-Irlande, début XIXe s.), une « pierre sculptée pour la magie des cochons » (Vanuatu, début XXe s.), les étranges « bracelets de deuil » des Tiwi (île Melville, milieu XXe s.) qui comportent des graines, des plumes de cacatoès, des cheveux, des fibres, des pigments…

Jusqu’au 3 mai, une remarquable exposition temporaire s’intitule « Les rois mochica ». Elle nous montre une culture brillante et terrible le long de la côte Nord du Pérou (avant J. C.). Des recherches archéologiques révèlent des mausolées funéraires, une accumulation d’objets, des vases, des bijoux, des couronnes et diadèmes. L’une de ces fouilles a dégagé (en 2008) la tombe du Seigneur d’Ucupe (à Huaca el Pueblo). Les Mochica ne possèdent nulle écriture ; mais leur culture visuelle met en évidence des rituels complexes ; elle décrit les humains, les animaux, les êtres monstrueux, les êtres surnaturels, les combats cérémoniels, les sacrifices sanglants, les chasses, les danses. Apparaissent, par exemple, trois prédateurs qui capturent leurs proies vivantes : le hibou, l’araignée, le poulpe ; le dirigeant domine le ciel, la terre, la mer. Lors de la cérémonie du sacrifice, le roi se représente comme un redoutable « Être à crocs » d’origine divine et mythique. Comme les dieux, il boit la coupe du sang des humains qu’il a sacrifiés ; il est l’instigateur et le bénéficiaire de l’acte sacrificiel. Alors, dans cette société, le pouvoir est violent, meurtrier et féroce. Les chefs d’un État ancien des Andes savent tuer.

Gilbert Lascault

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