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En faisant le pari de parcourir le monde au ras du sol et en filant toujours vers le soleil couchant, Christian Garcin et Tanguy Viel nous livrent un étonnant récit de voyage rédigé à quatre mains et qui par bien des aspects sort des sentiers battus…
Christian Garcin & Tanguy Viel
Travelling. Un tour du monde sans avion
En faisant le pari de parcourir le monde au ras du sol et en filant toujours vers le soleil couchant, Christian Garcin et Tanguy Viel nous livrent un étonnant récit de voyage rédigé à quatre mains et qui par bien des aspects sort des sentiers battus…

L’un, Tanguy Viel, est cet écrivain publié par les très sérieuses Éditions de Minuit et qui y fait paraître d’étonnants romans à la fois méticuleusement narrés et pleins d’un humour pince-sans-rire laissant rarement le lecteur indifférent. L’autre, Christian Garcin, appartient à la catégorie des heureux touche-à-tout, romancier lui aussi mais également auteur de fictions brèves, poète à ses heures, essayiste, traducteur, rédacteur de deux volumes de lexiques et de carnets de voyage, le tout publié ici ou là, chez différents éditeurs… Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que ce dernier cosigne un livre avec l’un de ses confrères : deux de ses carnets de voyage avaient paru il y a quelque temps, élaborés avec Éric Faye, dont En descendant les fleuves. Carnets de l’Extrême-Orient russe (Stock, 2011). Dans cet ouvrage, les deux « je » des écrivains se confondaient si bien que l’un d’eux notait même : « Je débarquai [à Vladivostok], avec mes quatre yeux et mes quatre oreilles comme unique chambre d’enregistrement, et mes quatre jambes comme seul véhicule. » Travelling,c’est très exactement le contraire : dans des chapitres bien délimités où l’un et l’autre font allusion à leurs ancêtres ou à leurs enfants, à leurs ouvrages antérieurs, parfois à des thèmes déjà abordés autre part, chacun parle en son nom. Surtout, chacun le fait avec sa voix propre, développe ses harmoniques particuliers, son univers personnel et la façon qui est la sienne de l’appréhender, plus précautionneuse, finement ironique pour Tanguy Viel, plus fougueuse, plus « affamée » en ce qui concerne Christian Garcin. 

Le résultat, pourtant, est tout sauf cacophonique, d’abord parce qu’ils sont d’accord sur les modalités de leur voyage et sur ce qu’ils en espèrent. Les moyens de transport choisis (cargo, voiture, car, train – n’importe lequel, sauf l’avion, donc), impliquant une nécessaire lenteur des déplacements, leur permettent de comprendre intimement les paysages qu’ils parcourent et les gens qu’ils rencontrent. C’est en fait tout ce que n’autorise pas l’avion qui abolit en quelque sorte les distances, le terrain et l’humain. Leur voyage commençant par la traversée de l’Atlantique, les deux écrivains sont d’emblée confrontés à « une autre expérience de la durée, et du temps qui se dilate », en regardant l’immuable ligne d’horizon. Dès les premières pages et jusqu’à la fin, ces deux-là se tiennent à bonne distance des clichés et des enthousiasmes touristiques : ils évitent les lieux trop communs. Mais ils savent nourrir leur regard des lectures et des réflexions qui sont les leurs. Quand ils sont à Boulder (Colorado), par exemple, Christian Garcin observe ces « successions d’époustouflantes combinaisons de volumes rocheux, de couleurs, de massivité et d’étendues qui donnent la curieuse impression de ne plus être sur Terre, ou alors de plonger dans un temps immémorial, au milieu d’énormes vestiges de civilisations oubliées, lorsque régnaient des races de Géants qui bâtissaient des palais cyclopéens dont nous ne verrions plus aujourd’hui que les débris, rongés par les millions d’années, éparpillés et mêlés aux roches et montagnes posées là en plein désert » ; puis il conclut : « Ce pays n’a pas vraiment de passé, c’est pourquoi sans doute je lui en invente un, datant d’avant l’humanité. » Image saisissante et qui échappe bellement à l’habituel refrain condescendant des Européens sur l’absence d’histoire du Nouveau Monde, nous offrant en même temps la possibilité d’un autre regard sur ces contrées somme toute trop peu connues…

Il arrive que leurs textes respectifs se frôlent de très près – et l’on devine qu’à l’origine de ce phénomène il y a eu des conversations communes – mais chacun en tire un récit tout personnel. Pourtant ils traversent les mêmes lieux, ils partagent les mêmes expériences, parlent avec les mêmes interlocuteurs, mais c’est toujours pour en dire quelque chose que l’autre ne dit pas. Et c’est tout le livre qui prend ainsi un intérêt accru aux yeux du lecteur, celui de surprendre, de comprendre ce chassé-croisé permanent entre les deux écrivains, chassé-croisé incluant des moments où leurs textes s’éloignent, dans une sorte d’échappée belle, et ceux où ils se rapprochent, convergent même avant de repartir chacun dans sa direction. C’est l’autre raison pour laquelle ce livre évite la cacophonie, la répétition lassante et bruyante. Leur connivence est telle qu’au lieu de cela c’est un duo d’opéra qui s’élève. À propos du lac Baïkal, Christian Garcin prolonge une réflexion qu’il a déjà exprimée dans de précédents ouvrages. Mais ici, après avoir rappelé que sans être le plus grand, ce lac est « le plus imposant, le plus riche, le plus profond et le plus vieux. Le plus beau, peut-être. Le plus transparent aussi. » Il confie encore qu’après la haute montagne (l’auteur a des attaches dans les Alpes), le Baïkal est le lieu qui lui « correspond le mieux ». Quant à Tanguy Viel, le même endroit lui inspire une réflexion pour le moins inattendue sur ce que signifie la Russie profonde ou la France profonde, c’est-à-dire quelque chose qui a « à voir avec le rural et même, peut-être, avec l’ancestral et le pastoral » et qui n’est donc pas si éloigné que cela du cadre breton de certains de ses romans : « La profondeur ne tolère pas le confort urbain ni les aires surpeuplées. Il n’y faut pas d’infrastructure de verre ni de béton, à peine quelques postes à essence sur de la terre battue. Il faut qu’il y règne le calme et le silence, peut-être même l’ennui. Il faut ensuite qu’on y vive plus modestement qu’ailleurs, plus typiquement même – tout pays profond prolonge l’imaginaire qu’il a lui-même fait naître. » Aveu troublant de la part d’un homme qui a beaucoup regardé le monde à travers des filtres tels que la toponymie indienne quand il arpentait le sol américain, Google Maps ou les concepts littéraires (citons « Noms de pays : New York », titre de l’un de ses chapitres renvoyant directement à l’expérience d’onomastique rêveuse du jeune Marcel, dans la Recherche). D’évidence, le lac Baïkal aura correspondu pour les deux à un moment fort du voyage, mais chacun l’exprime à sa manière, selon son propre cheminement : Christian Garcin en y discernant son moi profond, Tanguy Viel en parvenant ici à se déprendre de cette « manie réflexive » qu’il regrettait depuis le départ.

Finalement, Travelling s’avère être un magnifique anti-guide de voyage, un de ceux qui ne montrent guère ce que le lecteur s’attend à voir mais qui l’emportent sur les voies d’un espace déplié par la lenteur et d’une réflexion sur soi qu’il ne tient qu’à lui de poursuivre…

Thierry Romagné

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