Présence de Velazquez

Un événement, une gageure. Un événement, la présence à Paris d'un ensemble de Velázquez. Son oeuvre entier ne compte qu'une centaine de peintures, dont la moitié environ appartient aux collections royales espagnoles, au fond Prado, à juste titre peu prêteur. Une gageure que cette exposition, à laquelle collaborent les musées et les collections du monde entier, ait lieu dans le pays où Velázquez n'est présent que dans trois musées, dans trois villes de province : Castres (Portrait de Philippe IV, peut-être douteux), Orléans (L'Apôtre sant Thomas), Rouen (Démocrite).

EXPOSITION
VELAZQUEZ
Grand Palais
24 mars-13 juillet 2015

CATALOGUE DE L'EXPOSITION
Sous la direction scientifique de Guillaume Kientz
Éd. de la Réunion des Musées nationaux et du Louvre

Un événement, une gageure. Un événement, la présence à Paris d'un ensemble de Velázquez. Son oeuvre entier ne compte qu'une centaine de peintures, dont la moitié environ appartient aux collections royales espagnoles, au fond Prado, à juste titre peu prêteur. Une gageure que cette exposition, à laquelle collaborent les musées et les collections du monde entier, ait lieu dans le pays où Velázquez n'est présent que dans trois musées, dans trois villes de province : Castres (Portrait de Philippe IV, peut-être douteux), Orléans (L'Apôtre sant Thomas), Rouen (Démocrite).

Les œuvres exposées sous le nom de Velázquez sont, au moins jusqu’ici, incontestables. Le catalogue et l’exposition sont « scientifiques ». Les visiteurs qui n’ont pas accès au gros ouvrage que constitue le catalogue pourront se trouver en difficulté entre original, travail d’atelier, reproduction d’une même œuvre, voire datation. Le travail d’atelier peut être donné comme antérieur à une œuvre originale. Pour qui se fie à son seul regard, la « touche » de Velázquez n’est pas toujours un recours certain si elle chevauche avec des données de l’histoire. Par exemple, les portraits de l’infante Marie-Thérèse, distribués entre le Metropolitan de New York et le Louvre, où le travail d’atelier semble avoir précédé l’œuvre dite originale.

De même en ce qui concerne le portrait de la reine Marie-Anne d’Autriche : « l’original » est au Prado et y est resté. L’exposition donne à voir un travail d’atelier, du Louvre. Même schéma concernant l’infante Marie-Thérèse, dont un détail fournit la couverture du catalogue. Il est ainsi présent à Paris quand le tableau lui-même est à Vienne.

Ces jeux pèsent-ils sur notre regard ? Le spécialiste et le visiteur n’échangent pas toujours leurs points de vue. À quoi s’ajoute l’incertitude sur ce qu’était l’atelier de Diego Rodriguez de Silva y Velázquez (1599-1660). Peintre sévillan, le contemporain à un an près de son compatriote Zurbarán, Velázquez, peintre du roi, dignitaire de la Cour et même metteur en scène de la rencontre dans l’île des Faisans entre Louis XIV – habit rouge, dentelles, crevés – et Philippe IV – strict habit noir. L’enjeu est derrière lui. Une jeune fille vêtue de blanc, destinée à devenir reine de France.

La Cour, présente, jusqu’à ses nains et ses bouffons, ses visages contrefaits, Velázquez en sera le peintre. En vue de quel office ? N’est-ce pas le peintre lui-même qui se met en scène au centre du plus fameux de ses tableaux ? (Un procédé scientifique fait apparaître que le personnage d’une première esquisse ne représentait pas le peintre.) Dans le tableau devenu « icône » de la peinture, la peinture au-delà d’elle-même, Les Ménines, le couple royal est assigné à un lieu étrange que l’on n’a pas cessé d’interroger, de commenter : un miroir où il est presque effacé.

Les Ménines, ou Les Suivantes, auquel on résume souvent l’œuvre de Velázquez. Ici, une copie, et plusieurs répliques de petits formats. En tête du catalogue, une double page sur l’œuvre du Prado. On peut penser à ce mot de Paul Valéry à propos de la loi : « l’action de présence de choses absentes ».

Que faire des Ménines absentes mais qui hantent notre regard : Del Mazo a peint La Famille de Philippe IV, copie des Ménines. À tromper notre regard. Mais lui-même n’est-il pas fragile ? Théophile Gautier a écrit Le Voyage en Espagne, mais nous savons que ce n’est que lors de son deuxième voyage qu’un des introducteurs de l’hispanité en France a vraiment vu Velázquez. Et des Suivantes il dira : « Mais où est le tableau ? »

Baudelaire, en 1866, fait la courte liste comprenant les peintres universels : Rubens, Véronèse, Velázquez, Delacroix.

Les institutions et les collectionneurs, en France, se montrent plus réservés, plus incertains. J’apprends ici qu’en 1867, à l’hôtel Drouot, a été vendue l’image de sainte Rufine, une enfant, dont le martyre est attesté par la grande palme qu’elle tient dans sa main droite, montrant dans la gauche deux bols. En 2007, cette peinture qui, de collection en collection, avait fait le tour du monde, est acquise par une fondation de Séville, qui l’a généreusement prêtée au Grand Palais.

Prêt également remarquable, celui fait par Londres de La Toilette de Vénus ou Vénus au miroir. La longue notice qui accompagne la reproduction du tableau relate l’histoire de cette peinture célèbre et propose une ébauche de description où le regard sur la toile s’accompagne de la littérature qui la concerne. Le gris d’ardoise était à l’origine un pourpre. Le langage n’arrive pas toujours à cerner tel blanc, rosé. Le corps du personnage peut être borné à son contour, un jeu de courbes et de contre-courbes. L’exercice classique de la description n’est pas simple. On relève pourtant que la place faite au miroir est réduite, n’est pas au centre de l’interprétation, au pôle actif de la description de l’espace mis en scène.

Rappelons-nous le but de l’exposition du Grand Palais : « Son ambition est de faire un point sur l’état de la recherche et de nouvelles attributions, mais aussi de proposer un panorama complet et cohérent de l’évolution artistique de Velázquez et qui tienne compte des dernières nouveautés et formule, à son tour, des nouvelles hypothèses destinées à être débattues. »

L’une de ces hypothèses ne l’est pas, celle de Michel Foucault, absent des analyses du catalogue, absent de la bibliographie. En 1966, le philosophe publie un livre qui fait grand bruit, un gros volume de la « Bibliothèque des sciences humaines », Les Mots et les Choses. Le premier chapitre a pour titre « Les Suivantes ».

À la fin du livre, un dépliant permettait de se rappeler les détails des Ménines reproduites en grisaille. Foucault procède à une explication des Ménines. Le tableau de Velázquez est introduit dans la réflexion de Foucault sur la représentation, sur Les Mots et les Choses. À partir de l’exemple des Suivantes mis en valeur par Foucault, le langage de ce tableau apparaît, prend une place de choix dans une réflexion du philosophe qui a pour étape Velázquez, Manet, Raymond Roussel, Magritte : « Peut-être y-a-t-il dans ce tableau de Velázquez comme la représentation de la représentation classique et la définition de l’espace qu’elle ouvre. »

Le dispositif est fait d’un « système subtil d’esquive ». Le langage de la représentation y est mis en cause, sa dispersion, voire sa déficience, est représentée.

Velázquez, par un biais qui peut paraître anecdotique, apparaît une seule fois dans toute la Recherche ; y-a-t-il une parenté entre un Boson qui serait un Guermantes et la famille du duc ? Celui-ci ne s’est guère intéressé à ce « croûton ». De qui est-il ? Mignard, Rigaud, Velázquez, le duc « s’en fout ». Mais Proust le fait interroger. Swann, grand connaisseur et regard aigu :
« - Croyez-vous que ce soit l’un des grands pontifes que je viens de dire ?
- Non, dit Swann. »
(Le Côté de Guermantes)
La réponse est un brouillis de mots, de syllabes, un borborygme, ni les mots ni les choses. Écrire, dire, lire Velázquez, une gageure ?

Georges Raillard