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Un auteur, un manuscrit

Article publié dans le n°1186 (16 janv. 2018) de Quinzaines

Éric Pessan indique qu’il a commencé à écrire « Quichotte, autoportrait chevaleresque » dans un carnet offert par les éditeurs de l’Attente. Il s’agit d’un livre d’artiste qui reprend la couverture de « Bagatelles pour un massacre » de Céline et ne comprend que des feuilles vierges rouge sang.
Éric Pessan indique qu’il a commencé à écrire « Quichotte, autoportrait chevaleresque » dans un carnet offert par les éditeurs de l’Attente. Il s’agit d’un livre d’artiste qui reprend la couverture de « Bagatelles pour un massacre » de Céline et ne comprend que des feuilles vierges rouge sang.

TRANSCRIPTION :

Manuscrit 1 [Fond rouge] 

Du vaste paysage poussiéreux et plat, dans un

ciel à ce point bas et chargé qu’il semble

prendre directement appui sur les rocs blancs

et les arbres dépouillés, une tache de

poussière apparaît et grossit lentement.

La scène est si vaste que les distances

s’embrouillent. Les kilomètres se confondent

avec les mètres. Il s’écoule une bonne

vingtaine de minutes avant que la

poussière tache se précise et que se 

découpent

découvrent en son cœur les silhouettes de 

cinq cavaliers. Le ciel – lui – s’alourdit

autant qu’il est possible. De gris, les nuages 

Manuscrit 2 [Fond rouge]

virent au gris. Un grondement qui n’est pas

celui des cavaliers glisse de la gauche vers

la droite. C’est exactement comme un film

en 16/9e DOLBY SURROUND, une superproduction 

américaine dont on ne sait pas encore

qu’il s’agit d’un western, d’un film

de cape et d’épée, d’heroic fantasy ou de

science-fiction. La scène pourrait tout

pareil se dérouler sur un monde lointain

au-delà des limites de notre propre galaxie.

 

D’au travers des nuages, la lumière pulse

un instant. C’est le début de l’orage. Et

il ne pleuvra pas.  

Version définitive (avec l’aimable autorisation de l’éditeur et de l’auteur)

L’essentiel de la structure sémantique, narrative et poétique est en place dès le premier jet : le paysage, les cinq cavaliers, l’horizon brûlant, l’atmosphère western, picaresque et aride, non sans écho probable au fond rouge et peut-être au « massacre » du faux livre de Céline qui sert de support palimpseste. Les modifications du manuscrit initial, pour cet extrait, portent tout d’abord sur des effets sémantiques et sonores, comme ce « vaste » (ms. 1) remplacé par « ample » dans la version définitive, par lequel se crée un contact allitératif avec « paysage poudreux » qui triple la bilabiale. Mais très souvent, les phases de relecture-correction semblent avoir porté sur des modalisateurs métadiscursifs, comme « faussement » introduit avant l’adjectif « plat », qui prépare l’illusion d’optique décrite plus loin, ou des éléments métaromanesques, comme l’insertion d’un paragraphe entier (« Sauf que nous sommes en Espagne… ») au manuscrit no 2. On notera que ce court insert, qui coupe l’illusion fictionnelle au profit d’une mise en abyme, suit lui-même un autre ajout syntagmatique sur le Grand Temps originel, à la fonction voisine, greffé sur la fin du paragraphe précédent : « … comme dans un obscur passé mythologique ».

Par ailleurs, la « scène » (ms. 1) devient un « panorama » dans la version définitive, à la fois dans un élan allitératif qui fait tendre le texte vers la structure sonore et une anticipation des allusions optiques et cinématographiques (plutôt que théâtrales, que connotait le mot « scène ») qui vont suivre. Le premier ajout de cette zone – « rien ne borne […] ligne d’horizon vibrante » – dans le manuscrit no 1 semble, quant à lui, chercher l’effet typique des ondulations de chaleur sur le paysage, de même que le second ajout dans la même zone, qui contribue aux dessins et à la sculpture de l’ensemble. La recherche d’effets de peinture et de flou est également visible dans le remplacement de « poussière » par « tache » (ms. 1), et une suggestion graphique apparaît dans la substitution du « découpent » au « découvre ». D’autres substitutions ont lieu, qui ajustent les questions d’espace et de temps, comme, dans le manuscrit no 1, le remplacement d’« autant qu’il est possible », par « de seconde en seconde ». Globalement, les corrections, amendements et ajouts visent à préciser et à confirmer – rendre plus lisible – l’intention cinématographique et littéraire initiale, en direction d’une ekphrasis chargée du poids de plusieurs images mentales, issues de la traduction du Quichotte de Cervantès, tout autant que des grands westerns et des intertextes génériques évoqués dans ce passage.

Luc Vigier

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